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A l’épreuve des vieux réflexes

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De plus en plus plébiscitées par les pouvoirs publics pour tenter d’éviter les placements, les conférences familiales se déploient doucement à travers la France. Un lent développement qui s’explique en partie par le fait qu’elles viennent bousculer des pratiques installées depuis de nombreuses années en protection de l’enfance.

Un petit garçon de 3 ans risquant d’être placé qui va vivre chez son père, soutenu par l’ensemble de sa famille ; une adolescente de 13 ans partant habiter chez un ami de la famille ; des retrouvailles avec une grand-mère perdue de vue depuis dix ans ; la participation d’un médecin de famille, d’un professeur de sport… Les expériences rapportées par les professionnels après la mise en œuvre d’une conférence familiale sont nombreuses. Ce dispositif a été mis en place en 1989 par le parlement néozélandais dans le cadre d’une loi réformant la protection de l’enfance pour y intégrer les valeurs et la culture du peuple maori. Réunissant, au travers d’une méthodologie bien précise, un réseau familial élargi pour établir un plan d’action pour l’enfant, accompagné par un « coordinateur » indépendant, les conférences familiales deviennent alors un élément central utilisé par les services sociaux dès lors que d’importantes décisions doivent être prises. Une petite révolution. La famille se voit en capacité de choisir elle-même, avec tous ceux qui lui sont proches, les ressources à mettre en œuvre pour la résolution d’une problématique. Au fil du temps, ces conférences se sont exportées à travers le monde, en Océanie, en Amérique du Nord et en Europe.

En France, ignorées pendant des années, il faudra attendre les années 2010 avant que certains services décident de s’en emparer. Aujourd’hui, les conférences familiales ont le vent en poupe. Présentées comme « innovantes », les expérimentations fleurissent. En 2020, la doctorante spécialisée sur le sujet, Marie-Pierre Auger, recensait 16 départements où des structures se sont penchées de près ou de loin sur la question, contre 25 actuellement. Un essor porté par la philosophie de l’« empowerment ». « L’époque est à la participation des familles. Le contexte social et législatif, renforcé par la loi de 2016, invite et soutient toutes les initiatives en ce sens. Ceci vient croiser tous les travaux sur le respect des besoins de l’enfant. Les conférences familiales, magiquement, répondent à ces deux attentes », explique la spécialiste.

Résultat : les schémas départementaux se les approprient, et quelques postes dédiés voient même le jour depuis un an. Et les trois « chevilles ouvrières » – la Gironde, le Nord et l’Ardèche – qui ont lancé le mouvement voilà cinq ans, semblent prêtes à le renforcer. Le Nord, par exemple, est en pleine structuration pour envoyer un coordinateur de manière automatique dès lors qu’un placement est envisagé. « Tout le monde invente », observe Hélène van Dijk, formatrice et fondatrice de l’association Question de justice. Pour autant, peu de données sont encore disponibles. Et si plusieurs centaines de coordinateurs ont été formés, principalement des travailleurs sociaux, seules quelques dizaines de conférences semblent concrètement avoir eu lieu dans l’ensemble du pays l’année dernière.

Lâcher prise sur l’accompagnement

Car, tous les acteurs le confirment, l’un des principaux freins réside dans l’orientation même des situations problématiques vers les coordinateurs. Est-ce là seulement le fruit, comme l’évoque notamment le formateur Francis Alföldi, des réticences liées à la culture française des familles, qui refuseraient ce dispositif de crainte de « laver leur linge sale en public » ? Ou est-ce aussi parce que ce seul outil vient secouer l’accompagnement social tel qu’il a été pratiqué depuis des dizaines d’années en France ? Les conférences familiales impliquent, en effet, un profond changement de posture. Qu’ils deviennent coordinateurs ou qu’ils décident d’orienter les personnes qu’ils accompagnent vers une conférence familiale, les professionnels doivent changer leur regard sur les familles et accepter de leur donner la main, concrètement, via un cercle élargi, pour qu’elles prennent leurs propres décisions. Une prise de risque, dans des environnements parfois très hostiles et complexes, où elles peuvent être perçues uniquement comme maltraitantes ou vulnérables.

« Le travailleur social doit accepter des propositions différentes de celles qu’il pourrait avoir faites », souligne Marc Maurin, responsable de service au sein du dispositif éducatif de milieu ouvert (Demos) de La Sauvegarde de l’enfance du Finistère, qui expérimente les conférences depuis 2019. « Les freins viennent souvent des travailleurs sociaux et des cadres d’équipe, qui ne voient pas toujours d’un bon œil une activité sur laquelle ils n’auront pas complètement la main », rajoute Francis Alföldi. « Il faut arriver à les rassurer sur le fait que le rôle du coordinateur est d’accompagner une réponse de la famille, et non pas de juger leur travail », renchérit Kevin Lafrance, chargé de l’unité territoriale de prévention et d’action sociale à Dunkerque (Nord).

Autre écueil : la difficulté à prendre en compte une situation au-delà du prisme de l’autorité parentale. A cet égard, comparés à ceux d’autres pays, les chiffres sont parlants : en France, moins de 10 % des enfants placés seraient confiés à un tiers digne de confiance, un membre de leur famille ou de leur entourage. Le système, largement structuré autour du placement en institution, est ainsi remis en question par ces conférences. « En France, les travailleurs sociaux sont tous formés, voire pour certains “déformés”, selon la logique du respect de l’autorité parentale – une doctrine instituée depuis bien longtemps. La conférence la prend en compte, mais apporte aussi l’idée que l’éducation d’un enfant ne se résume pas à ses seuls parents. Cela est de plus en plus accepté de la part des chercheurs, mais vient quelque peu contredire cette logique puisque le dispositif invite des personnes extérieures à la famille nucléaire à prendre des responsabilités qui sont censées être celles des pères et des mères », explique Marie-Pierre Auger. Des tiers sur lesquels les professionnels, là encore, n’ont pas nécessairement de prise. « Parce que la famille désigne ces personnes, on acte qu’elles vont être en capacité, sans aucune évaluation. Or, dire à des professionnels de ne pas évaluer, c’est une nouvelle tournure d’esprit », ajoute la doctorante.

Les exigences d’efficacité représentent aussi un obstacle pour considérer les situations au-delà des seuls parents. « C’est le piège du système. Par manque de temps, on va vite et on se concentre sur les personnes présentes devant nous, là, tout de suite », souligne Kevin Lafrance. Une réalité confirmée par Nathalie Conq, directrice de Demos dans le Finistère. « En France, la norme pour un éducateur est de suivre 25 à 35 mesures d’AEMO [actions éducatives en milieu ouvert] en même temps. Faute de temps et de moyens, le réflexe est plutôt de se focaliser sur les personnes ayant l’autorité concernant les décisions de l’enfant. »

Un avenir encore incertain

Il s’agit également de faire connaître et comprendre les conférences familiales. Beaucoup d’acteurs misent donc sur des actions de sensibilisation auprès d’un public plus large. L’objectif, en toile de fond : désamorcer les réticences associées à un contexte de crise des métiers où beaucoup de professionnels voient cette approche comme une énième expérimentation mise en place par les pouvoirs publics, loin de répondre aux urgences actuelles. « Il y a eu tellement d’appels d’offres que nous avons des services qui ne savent plus où donner de la tête, raconte Patrick Quaireau, délégué syndical CGT en Loire-Atlantique, département qui s’est engagé à expérimenter les conférences familiales. Aujourd’hui les politiques départementales ne tiennent plus du tout la route, elles sont dans la rationalisation des budgets. Nous avons des problèmes de recrutement comme jamais nous n’en avons connu. Ici, on vide les internats au profit de mesures en milieu ouvert renforcées, et on observe de plus en plus de mesures inadaptées. Nous avons des problématiques tellement lourdes que les conférences familiales, bien qu’elles ne semblent pas inutiles, restent vraiment à la marge. Ou alors il faudrait des services entiers qui y soient consacrés. »

L’association Devenir, en Seine-Saint Denis, connaît bien cette réalité. Convaincue par l’intérêt du dispositif, elle avait lancé en 2019 un cycle de formation de coordinateurs, en partenariat avec l’aide sociale à l’enfance (ASE). Mais, à ce jour, aucune conférence n’a eu lieu et le dossier semble au point mort, avec des coordinateurs formés aujourd’hui partis. Le prix du Covid-19, mais aussi d’une crise institutionnelle. Les conférences familiales avaient été pensées pour le programme « Adophé » de placement à domicile, qui, comme ailleurs, a vu en peu de temps ses demandes se démultiplier. « Aujourd’hui, on fait des placements à domicile par défaut. On est en train de tordre le sens des dispositifs. Le projet des conférences familiales en soi est porteur et nous étions très enthousiastes de le tester. Mais il aurait fallu a minima qu’Adophé soit stabilisé. Or il prend l’eau de partout », déplore Yann Marie, directeur adjoint de l’association.

Pour Kevin Lafrance, l’équilibre des équipes et de leur encadrement demeure essentiel. « Si l’un des acteurs est défaillant, cela ne fonctionnera pas. Il faut vraiment que tout le monde soit dans le même mouvement. La force et la faiblesse du projet est qu’il est extrêmement dépendant des personnes. Si c’est le feu, si les professionnels ne sont pas motivés pour renouveler leurs pratiques, faire un pas de côté, cela ne marchera pas », pointe-t-il en insistant sur la souplesse à accorder aux personnes sur le terrain. Un environnement favorable auquel doit s’ajouter un « investissement constant » pour s’assurer de sa pérennité, selon Hélène van Dijk, qui précise qu’« il faut renouveler la formation et la sensibilisation tous les ans. » Selon celle-ci, la crise du secteur ne doit pas être un frein à la mise en œuvre de ces conférences. Au contraire : « Si la façon de travailler ne résout rien, il faut peut-être la changer. » Ceux qui s’y sont collés témoignent d’ailleurs d’une bouffée d’oxygène dans leur travail : « Ce qui amène un travailleur social à se former, c’est le sentiment qu’il y a un hiatus entre sa mission et le travail qu’il fait réellement, un choc de valeurs. La conférence familiale vient apporter une sorte de soulagement pour les éducateurs, qui disent se rapprocher de leur valeurs initiales », souligne Marie-Pierre Augier.

Les départements en pointe sur le sujet ont constitué leur propre réseau, avec des aspirations à peine cachées. « Notre ambition est que l’ensemble des départements développent une conférence familiale à la française », assure Kevin Lafrance, pour pouvoir peut-être « un jour peser sur la loi ». En attendant, les interrogations fusent. Une fois dépassé l’« effet de mode », quels résultats attendront les financeurs pour pérenniser leur soutien ? Comment mesurer la réussite de telles initiatives ? De leur côté, les professionnels l’assurent : même si elle n’aboutit pas, une conférence familiale permet d’ouvrir de nouvelles perspectives sur les situations. « Le réel intérêt est que cela change le paradigme, en posant tout de suite la question des ressources familiales élargies, affirme Kevin Lafrance. Pour nous, c’est une philosophie, cela ne doit pas juste devenir un dispositif supplémentaire. »

Mode d’emploi

La conférence familiale est un processus qui mène à une prise de décision par la famille. Une fois que celle-ci s’accorde sur sa mise en place autour d’un sujet central, le travailleur social mandate un « coordinateur indépendant », tout en posant les éventuelles conditions non négociables (retour à la scolarité, traitement des addictions…). Le coordinateur joue alors un rôle clé, sa neutralité est capitale. Il s’agit souvent de travailleurs sociaux formés à la pratique, comme en France, ou de bénévoles, comme aux Pays-Bas. La conférence se déroule en quatre étapes. Un temps de préparation, généralement de deux à trois mois. Le coordinateur mobilise les personnes de confiance et s’assure que les enfants, en particulier, soient assistés par une « personne soutien » de leur choix. Il essaie ensuite d’obtenir la présence du plus grand nombre en rencontrant chacune des personnes conviées. Sont également associés des experts chargés de donner des éclairages. « Beaucoup de choses se passent dans le temps de la préparation. Les cristallisations relationnelles, mêmes négatives, vont pouvoir se réouvrir, y compris les représentations des uns et des autres, du passé », explique le psychosociologue Laurent Sochard. D’une durée de trois à six heures, la conférence se tient dans un lieu neutre, à une date choisie par la famille, avec certaines règles préétablies : respect, confidentialité, liberté… En présence, du travailleur social et du coordinateur, chacun prend la parole. Puis vient le temps privé : la famille élabore son plan d’action hors du regard des professionnels et produit un document énumérant précisément les engagements sur lesquels elle s’est mise d’accord. Le travailleur social valide le plan en s’assurant que la protection des personnes soit garantie. Une réunion de bilan est organisée trois mois plus tard.

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