« Mon collègue m’insulte sans cesse, je suis son souffre-douleur, je n’en peux plus. » Médiatrice sociale dans un quartier populaire de la région parisienne, cette jeune femme subit un harcèlement quotidien en raison de sa déficience visuelle. « Parce que je suis obligée de travailler avec une loupe, mon binôme se moque de moi sans arrêt, y compris devant les jeunes en décrochage scolaire que j’accompagne. J’en ai parlé à mon chef, mais il n’a rien fait. » A l’autre bout du combiné, Anne-Sarah Kertudo pose quelques questions pour évaluer la situation : « Avez-vous fait un écrit ? » « Comment la direction a-t-elle réagi ? » « Seriez-vous d’accord pour entrer en contact avec un avocat spécialisé en droit du travail ? » A la fin de l’échange, la directrice de l’association Droit pluriel et principale animatrice de la permanence juridique gratuite Agir handicap est rassurée : cette salariée malvoyante avait déjà poussé la porte d’un cabinet et entamé une procédure.
Mais toutes les situations sont loin d’être aussi simples. Manque d’informations, millefeuille administratif, discriminations, la plupart des messages laissés quotidiennement traduisent une grande vulnérabilité et un sentiment d’impuissance lorsqu’il s’agit pour des personnes en situation de handicap – ou leurs aidants – de faire valoir leurs droits. Tous les jours, entre 20 et 30 personnes exposent leurs problèmes par le biais de mails, de messages vocaux ou de vidéos en langue des signes française (LSF), qui seront ensuite traités par l’équipe de la permanence. Certains n’auront besoin que d’une brève réponse écrite, quand d’autres seront rappelés par Anne-Sarah Kertudo avant d’être éventuellement redirigés vers l’un des 150 avocats bénévoles répartis sur tout le territoire.
Alors que la philosophie personnelle de cette avocate, militante engagée dans l’accès au droit et elle-même non voyante et malentendante, a toujours été de refuser « un guichet spécifique pour 12 millions de personnes en situation de handicap », celle-ci a tout de même décidé de créer cette plateforme en 2020 à cause du Covid et des conséquences du confinement. « Les personnes aveugles ne pouvaient pas remplir les autorisations de sortie ; celles concernées par le handicap psychique ne pouvaient pas rester enfermées ; les masques étaient un véritable cauchemar pour les personnes malentendantes… Au-delà de ces demandes très précises liées à la crise sanitaire, nous nous sommes aperçus que tous ces gens avaient du mal à accéder au droit. Mais cette solution devrait idéalement être temporaire. Notre but n’est vraiment pas qu’elle se pérennise, sinon que les différents services deviennent accessibles à tous. »
Installée sur le canapé orange du petit salon attenant à son bureau, Anne-Sarah Kertudo enchaîne les appels. A ses côtés, Adèle Colin, juriste en stage au sein de Droit pluriel depuis plusieurs mois, lui expose brièvement chaque cas au préalable et lui compose les numéros, tout en suivant du coin de l’œil une conversation en distanciel sur la tablette entre une personne malentendante, son avocat et son interprète LSF. « Ce monsieur est sous tutelle en raison de son handicap mental », précise Adèle Colin. « Il vit vers Montauban et souhaiterait déménager à Nice avec sa compagne. Il a besoin de l’aval du mandataire judiciaire à la protection des majeurs qui suit son dossier, mais il n’ose pas l’appeler lui-même. »
La voix à la fois forte et posée, Anne-Sarah Kertudo répercute la demande à la responsable de la tutelle, qui se montre plutôt circonspecte, voire opposée à ce projet de changement de vie. « Monsieur P. n’a pas les moyens, il est déjà endetté par ses travaux de rénovation. Il ne se rend pas compte de ce que ça implique, il a quand même de sacrés troubles psychiques ! » Le ton est condescendant, voire désagréable. L’avocate reste impassible et argumente : « Il nous a dit avoir trouvé un nouveau logement au même prix et cela lui permettrait de se rapprocher de sa famille. » Et la tutrice de lui répondre d’un ton sec : « Monsieur P. n’a aucune notion de la valeur de l’argent, il faut d’abord qu’il se constitue une épargne. » Anne-Sarah Kertudo termine l’entretien en lui demandant de mettre ses réserves par écrit et de lui signifier qu’il ne s’agit pas d’une interdiction de déménager, sinon d’une question purement financière. « Même s’il ne sait pas lire, on lui lira, et ainsi ce monsieur aura une explication avec des informations neutres qu’il ne vivra pas comme un refus ou une punition. »
Droit à la compensation, démarches auprès de la MDPH (maison départementale des personnes handicapées), conseils en vue d’un recours, mais aussi droit de la famille, droit de la consommation, problèmes de succession… La permanence juridique est spécialisée sur un public – les personnes en situation de handicap et leurs aidants – et non sur un domaine spécifique. On ne peut néanmoins en tirer de conclusions statistiques, les demandes évoluant selon les périodes et reflétant des réalités sociétales : une forte proportion des personnes en situation de handicap étant, par exemple, au chômage, plus rares seront les cas relevant du droit du travail.
L’après-midi avance dans les locaux montreuillois de l’association et les appels téléphoniques se succèdent. Un jeune homme non voyant ne parvient pas à résilier son abonnement Internet auprès de son opérateur car il est obligé d’écrire un courrier manuscrit. Une personne, elle aussi handicapée visuelle, a été victime d’un cambriolage et n’arrive pas à convaincre son assurance de remplacer la porte d’entrée fracturée. Un mari aidant est confronté à de la maltraitance de la part de la société d’aide à la personne qui s’occupe de son épouse, dont les facultés cognitives sont altérées… Chaque histoire est plus ou moins complexe et douloureuse. Anne-Sarah Kertudo y fait face l’une après l’autre, avec tact, méthode et pédagogie. Et lorsque les demandes sont trop techniques pour se contenter d’un échange rapide, elle les redirige gratuitement vers l’un des avocats de son réseau, la permanence travaillant en partenariat avec le Conseil national des barreaux, l’ordre des avocats de Paris et la Conférence des bâtonniers.
Parmi les dossiers les plus fréquents figurent ceux qui relèvent du droit de la sécurité sociale et du droit à la compensation, dont les rouages restent encore trop souvent opaques, surtout pour les plus vulnérables. « Le formulaire pour obtenir l’AAH [allocation aux adultes handicapés) représente 20 pages, par exemple, alors qu’il s’adresse à des personnes en difficulté », pointe Marc Le Houerou, avocat au barreau de Toulouse. « Il en va de même pour les démarches lors du passage à 62 ans et le versement des prestations vieillesse, c’est très complexe. Ou encore concernant les aidants familiaux, qui ne savent pas toujours comment obtenir une réduction de leur temps de travail. Cette méconnaissance de leurs droits conduit de nombreuses personnes à des situations de non-recours. Le droit est vraiment sinistré, au même titre que la médecine ou le secteur médico-social. Les règles sont incompréhensibles, les juges croulent sous les contentieux. Si, en plus, vous avez des troubles psychiques, comment vous en sortir ? »
Même constat du côté de Baptiste Canonville, avocat au barreau de Nantes, qui pointe l’absence structurelle d’informations ou les difficultés pour en obtenir en matière de droit à la compensation, c’est-à-dire toutes les prestations et les aides pour une personne en situation de handicap ou pour ses proches. « Soit on ne sait pas quel droit demander, et on passe à côté, soit on fait des demandes, elles ne sont pas accordées, et on n’arrive pas à savoir si on était fondé à accéder aux droits ou si le refus était légitime. Sans parler des délais qui sont très stricts, deux mois à peine. D’autant que si on ne fait pas une demande, on ne pourra pas revenir en arrière et demander des droits rétroactivement. »
Certains justiciables se tournent vers le jeune avocat, lui expliquant que leur situation de handicap n’a pas changé, qu’ils ont fait une demande auprès de la MDPH qui leur a été refusée, mais qu’ils n’ont pas eu les moyens psychologiques, physiques ou financiers pour comprendre qu’il fallait introduire un recours. Dans le meilleur des cas, lorsque le délai n’est pas expiré, il faut exercer un recours administratif préalable obligatoire (Rapo), sans lequel on ne peut pas saisir une juridiction. « Le plus souvent, je dois annoncer aux gens qu’il ne leur sera pas possible de rattraper le passé et qu’ils n’auront rien. Ce système permet à l’administration de gagner du temps tout en dissuadant les personnes de faire des recours. Parce qu’il faut en avoir, de l’énergie, pour se lancer dans de telles procédures… »