L’Evasion, en plein cœur de Sélestat (Bas-Rhin), a des allures de tiers-lieu où il fait bon déambuler. Ici, les sons chauds d’une répétition de cuivres. Là, les derniers réglages des lumières avant un concert. Un peu plus loin, une jeune femme assemble avec minutie des carreaux de mosaïque sur une fresque monumentale. Il ne s’agit pourtant pas d’un espace de coworking, encore moins d’un atelier partagé. Cet Esat (établissement et service d’aide par le travail) artistique et culturel, unique en Alsace, est l’un des rares de ce genre en France (à peine une quinzaine).
Née en 2004, grâce à l’engouement de l’Apei (Association de parents d’enfants en situation de handicap) Centre-Alsace pour les activités artistiques, la structure permet à 19 plasticiens, infographistes, musiciens et techniciens en situation de handicap de créer, de vivre de leurs talents et de dynamiser la scène locale. L’Esat conjugue à la fois des ateliers d’arts visuels, des groupes de musique, une compagnie théâtrale et le Centre de ressources culture et handicap (CRCH). Cet espace de recherche, de documentation et de formation aide les établissements médico-sociaux à développer leurs propres projets culturels et les organismes de droit commun à mieux prendre en compte les personnes en situation de handicap.
Si certains faisaient déjà partie de la constellation Apei, « une majorité des salariés ont été recrutés en vertu de leurs savoir-faire artistiques ou de leurs compétences dans le milieu du spectacle, précise Wendy Bohler, chargée de l’accompagnement éducatif et social. Leurs parcours et leurs handicaps sont variés. Certains habitent dans des foyers de vie, d’autres dans des appartements autonomes. Mais tous ont une chose en commun : avoir du talent. » L’éducatrice spécialisée est présente pour les épauler face aux difficultés du quotidien et faciliter leurs démarches administratives.
Les ateliers d’arts visuels (graphisme, design d’objets, sculptures, toiles, installation et animation d’ateliers créatifs) regroupent une dizaine de salariés chapeautés par un animateur. Elise Beltz, infographiste et plasticienne, est arrivée en 2020. Après une longue carrière professionnelle en milieu ordinaire, des épisodes de dépression et une hospitalisation à la suite de troubles psychiques, elle envisage son travail à L’Evasion comme une étape nécessaire. « Ce lieu m’a permis de rebondir. Ici, je suis entourée, il y a de l’émulation, c’est chaleureux, bienveillant. Nous apportons aux autres ce qui fait notre être, notre essence… Je ne pourrais plus créer seule ! »
Aussi à l’aise avec l’outil informatique qu’en manipulant la matière brute, la quadragénaire, autrefois chargée de communication, graphiste ou encore animatrice, s’investit tout particulièrement dans les ateliers collectifs qu’elle propose dans les Ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). « La dernière fois, nous avons réalisé des masques en papier mâché et en carton. J’adore ces moments d’échanges, transmettre des techniques, trouver les bons gestes avec les personnes âgées. C’est très riche. »
Consciente d’être encore un peu fragile, Elise Beltz ne se sent pas tout à fait prête à reprendre une activité professionnelle en dehors de l’Esat. « Pour le moment, je bénéficie d’un aménagement de mes heures de travail. Je fais un mi-temps parce que j’ai une heure de train par jour, aller et retour, et c’est déjà assez fatigant. Mais dans mon esprit, l’année prochaine, j’aimerais retourner en milieu ordinaire. Je peux avoir une mise à disposition d’un an, reconductible, dans une entreprise. Si jamais ça ne fonctionne pas, je pourrai revenir. Ce qui me rassure. »
Que ce soit à travers ses ateliers créatifs, ses concerts hors les murs ou en mélangeant les publics au sein de sa propre salle de spectacle, L’Evasion s’empare de l’art et de la culture pour susciter la rencontre. « C’est avant tout un lieu d’échanges entre artistes, estime Wendy Bohler. A des degrés différents, nous sommes tous en situation de handicap. » Six musiciens évoluent par ailleurs dans deux formations musicales – Cachou-Cachou enflamme les scènes des festivals, tandis que Sirocco Jazz enveloppe de mélodies feutrées des soirées plus calmes – et participent aux performances de la compagnie de L’Evasion. Plus expérimentale qu’une troupe de théâtre classique, elle allie musique, bruitages et peinture pour inviter à un voyage sensoriel. Une proposition pluridisciplinaire où les sons, égrenés tout en retenue, se conjuguent aux coups de pinceaux posés sur des bâches à même le sol.