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KubE, le rock qui dynamite les différences

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Mêlant artistes professionnels et jeunes en situation de handicap moteur, KubE a vu le jour il y a six ans dans les couloirs de l’IEM de La Marrière à Nantes. Depuis, le groupe, autoproclamé noise rock, ne cesse de repousser les limites. Entre concerts sur des scènes ordinaires à guichet fermé, création de supports innovants pour faciliter le jeu et nouvelles compositions, les musiciens brisent les représentations au son d’une musique qui déménage.

Jour de répétition à La Marrière, et l’IEM (institut d’éducation motrice) situé dans un quartier résidentiel à l’est de Nantes vit depuis ce matin au rythme du son incisif des guitares électriques poussées à leurs limites. Le défi est de taille : d’ici un mois, le groupe se produira aux Scènes vagabondes 2022, un festival en plein air accueillant environ 160 artistes, essentiellement locaux. Au répertoire de cet événement musical : une dizaine de morceaux abrasifs, inspirés du noise rock, écrits et adaptés par Jérôme Marquet. Pour l’occasion, cet ex-éducateur reconverti en directeur musical a réquisitionné la grande salle, seule pièce de l’établissement assez grande pour accueillir toute la troupe. Car, KubE (« Kréation unik bruitik Expérience »), du nom de ce groupe qu’il a monté en 2016, est atypique. Ses membres, une dizaine qui se relaient au fil des ans et au gré des entrées et sorties de l’IEM, sont tous des jeunes en situation de handicap moteur avec troubles associés (surdité, dyspraxie, troubles cognitifs…) ou plurihandicapés.

Parmi eux, la majorité est en fauteuil. C’est le cas de Léandre, qui, pour produire des sons, touche une tablette grâce à son menton, ou de Gauthier, un kaossilator (pavé tactile) posé devant lui qu’il fait rugir en appuyant avec son doigt. Des différences qui volent en éclats dès lors que la musique retentit, laissant alors place à des artistes. « On est très exigeants sur la qualité, comme on le serait avec des personnes valides. On veut faire de la vraie musique et que ça déménage ! », soutient Jérôme Marquet de sa voix haut perchée. En France, rares sont les propositions musicales pour les personnes en situation de handicap moteur. En cause, la nécessité d’avoir des aides humaines et d’investir dans des instruments spécifiques au handicap qui coûtent très cher. A La Marrière au contraire, l’idée que les jeunes doivent accéder à des projets artistiques ambitieux fait partie de l’ADN de l’établissement géré par APF France handicap. « Cela s’inscrit dans une démarche très vivante d’inclusion à travers laquelle nous avons à cœur de mettre en place des activités qui peuvent transcender le quotidien des jeunes que nous accompagnons », retrace Christine Blanchet, sa directrice.

Casser les codes

Voilà six ans que le groupe KubE fait vibrer chaque mercredi les murs de l’institution. Au départ, pourtant, le projet initié par Sophie Frabolot et Emmanuel Aubret, respectivement orthophoniste et éducateur au sein de La Marrière, en collaboration avec Jérôme Marquet, devait prendre une tournure plus confidentielle. « A l’époque, on voulait monter un atelier collectif de musique assistée par ordinateur dédié aux 16-20 ans. Nous l’avions intitulé “L’ouvroir à musique potentielle” et il devait nous permettre de créer du texte et du son pour agrémenter une exposition photo sur le thème du polar », rembobine l’orthophoniste, également musicienne à ses heures. Faute de matériel, le trio doit rapidement revoir sa copie. C’est à ce moment-là qu’émerge l’idée saugrenue de constituer un groupe de musique « capable de jouer sur une vraie scène musicale et de sortir de l’atelier de l’entre-soi ». Pour ce faire, Jérôme Marquet s’entoure de deux autres musiciens chevronnés, habitués au secteur du handicap : Nicolas Chassay, à la basse et aux machines, et Emmanuel Birault, à la batterie. S’impose alors un premier obstacle à surmonter : aucun des aspirants musiciens volontaires pour faire partie du groupe ne connaît la musique. Certains n’ont même pas accès à la lecture. « On a dû tout déconstruire dans la manière d’aborder la structure technique. Il a fallu qu’on invente nos propres codes de langage entre nous, nos propres techniques de jeu », se souvient le bassiste, présent uniquement pour les répétitions et les concerts.

Côté mélodies, Jérôme Marquet, qui les compose, les simplifie au maximum et n’utilise que des accords ouverts(1), toujours les mêmes, car l’exercice consiste d’abord à faire en rythme. « On part sur une note, toujours la même, qu’on fait évoluer en intensité. Les contraintes, c’est le tempo, c’est s’écouter, démarrer et s’arrêter ensemble », dépeint l’expert artistique. Sa méthode pour changer de tonalité ? Utiliser un capo, outil emprunté aux guitaristes de blues qui se fixe sur les cordes et permet de transposer l’harmonie tout en gardant des positions d’accords simples. Sur les claviers et les partitions, les trois compères ont imaginé un système de gommettes de couleurs différentes. Violet pour le do, jaune pour le fa, et ainsi de suite sur toute la gamme de notes. Le claviériste n’a ensuite plus qu’à appuyer sur le bon coloris en suivant le tempo. « C’est souvent du bricolage, mais ça fonctionne », concède humblement le meneur.

Au sein de KubE, point d’instruments spécifiques, donc, mais des guitares, claviers ou samplers adaptés aux limites physiques ou motrices de chaque joueur du groupe. S’il a fallu faire jusque-là avec les moyens du bord, un partenariat récent avec l’Ecole de design Nantes-Atlantique, l’institut universitaire de technologie de Nantes et le département de Loire-Atlantique a permis la création d’objets pour en faciliter l’utilisation. « Nous avons créé un support de guitare qui peut se brancher sur un fauteuil, ainsi qu’un porte-médiator et un clavier qui éclaire et change les touches de couleur quand il faut appuyer dessus », se réjouit Laurent Neyssensas, président de l’association Takt Expérience, créée en 2021 à l’issue de cette collaboration pour la pérenniser. Mieux, les plans pour concevoir et fabriquer ces objets peu chers seront bientôt disponibles en téléchargement libre (www.takt.life), afin d’en faire profiter le plus grand nombre.

Quand la musique est bonne

A la différence de la musicothérapie, qui utilise la musique comme moyen de soigner, la vocation de cet « atelier musical » est avant tout récréative et éducative. De 16 ans jusqu’à 20 ans, âge couperet où ils doivent quitter l’IEM, les jeunes ont la possibilité d’intégrer KubE à tout moment, à la condition impérative qu’ils puissent être accompagnés. La présence de l’orthophoniste, de l’éducateur spécialisé ou des aidants, y compris en concert, est de ce fait un impondérable. L’art a beau être un support idéal d’expression de soi, qui plus est quand on est contraint par le handicap, la présence des professionnels est indispensable pour permettre l’adéquation de cette activité aux difficultés motrices propres à chaque membre du groupe. A eux, par exemple, d’estimer le niveau de fatigabilité et, quand celui-ci est proche, de mettre le holà si nécessaire. « Certes, j’ai les compétences professionnelles pour y arriver, mais j’agis ici en tant qu’intervenant musical. Mon boulot est d’accorder les guitares en fonction des morceaux, de faire en sorte que l’ensemble se tienne. Si cette activité a pris une telle ampleur, c’est parce que nous sommes parvenus à rassembler une équipe solide autour de ce projet », estime Jérôme Marquet.

Un album en 2017, quelques concerts à guichets fermés, dont deux dans une salle nantaise qui accueille la crème de la scène musicale… KubE a prouvé au moins une chose : handicap moteur peut rimer avec groupe de rock, si tant est qu’il y ait des accompagnateurs pour s’y impliquer. Avec son association Artis Facta, Jérôme Marquet a permis à d’autres projets artistiques d’éclore. A Savenay, à quelque 40 km de Nantes, The Ten, un groupe de musique, composé de résidents de quatre établissements médico-sociaux (foyers d’hébergement et foyer d’accueil médicalisé), a donné son premier concert en juin 2022. Parallèlement, l’ex-éducateur devenu rock star donne aussi de la voix dans un autre ensemble musical à l’esthétique post-punk. Ce dernier, né en 2018 de l’initiative de parents d’anciens jeunes adultes ayant fréquenté l’IEM La Marrière, rassemble sept jeunes, également en situation de handicap moteur ou polyhandicapés. Son nom de scène : So Yuuz. « Mon fils Olivier s’est inscrit dès le départ dans le projet KubE. Il jouait de la guitare. La musique est toute sa vie. A sa sortie de l’institut, c’est lui qui nous a demandé de continuer à jouer », détaille Françoise Racapé. Alors, avec Estelle Houdou, la mère de Martin, également passionné de musique, elle fonde l’association Handi’ ArtMixt. L’objectif ? Permettre à de jeunes adultes en établissement se préparant à la vie sociale en autonomie et à d’autres hors structures ayant besoin d’activités socialisantes de participer à des ateliers artistiques en organisant les séances dans des lieux publics associatifs, ouverts à tous, afin de favoriser l’inclusion au sein de la cité. « Jouer de la musique leur donne une identité, rythme leur semaine et leur permet de lutter contre l’isolement, constate Estelle Houdou, dont le fils, myopathe, trachéotomisé, gratte sa guitare avec une carte Hellfest, festival incontournable pour tout fan de heavy metal qui se respecte.

Une nouvelle identité

En représentation ce jour-là pour les 20 ans de la fête du sourire organisée par APF France handicap sur l’île de Nantes, Martin arbore un look totalement noir. Bien calé dans sa coque en mousse, sa guitare posée sur ses genoux, il attend patiemment d’être rejoint par ses camarades, lesquels sont accompagnés sur scène grâce à un ingénieux système d’ascenseur mobile disposé sur le côté. Pas moins d’une heure est nécessaire pour que tous les artistes soient fin prêts et les balances réalisées. Pendant ce temps-là, Jérôme Marquet, coupe de cheveux punk fluo, sautille avec fluidité dans un imbroglio de fauteuils, de câbles, d’amplis et de boîtes à rythmes en tout genre… Une vraie pile électrique, qui se transforme en bête de scène aux premiers accords des guitares. Le résultat est décapant, puissant, d’une énergie débordante. Le public en reste pantois. Sophie Frabolot, quant à elle, jubile. Elle connaît la difficulté de ces jeunes à rester concentrés pendant de longues minutes d’affilée. « Ils font des choses qu’ils ne pensaient pas possible. Ils sont portés par une une énergie positive. Grâce à la musique, ils sont reboostés, ont plus confiance en eux », observe l’orthophoniste. Et sa responsable Christine Blanchet, tout aussi emballée, de conclure : « Aucun de ces jeunes ne pourra travailler. Au-delà du plaisir, rien de tel pour eux que de faire partie d’un groupe de musique qui leur permet de revendiquer une identité autre que celle du handicap. »

Pour écouter : https://bit.ly/3AZx6cx

Notes

(1) Un accord est dit « ouvert » dès lors qu’il comporte au moins une corde à vide, c’est-à-dire une corde qui n’est pressée au niveau d’aucune case.

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