Lundi 20 juin, Stereolux, la salle nantaise des musiques actuelles, affiche complet. Au programme « Nous sommes des voix sans bouche », l’un des dispositifs de création partagée de la métropole de l’Ouest, mêlant artistes professionnels et habitants. Sur scène, ils sont une vingtaine de participants, porteurs d’un handicap physique, psychique ou intellectuel. Des amateurs pour la plupart, entourés d’intervenants, dont un invité de marque : Dominique A, qui les accompagne à la guitare et à la voix. La patte du chanteur est bien là, d’une facture oscillant entre rock et chanson française, avec ses guitares, claviers et percussions. Sauf qu’aux instruments traditionnels se mêlent des ambiances sonores, révélées par des outils numériques confidentiels mais accessibles à tous. Des instruments adaptés aux personnes – quelles que soient leur dextérité et leurs capacités –, et non l’inverse. Des instruments dont chacun s’est emparé selon son niveau de pratique musicale, ses envies et sa sensibilité.
En témoigne le Soundbeam, instrument composé de capteurs de mouvements, qu’utilise Pierre, 26 ans. Corseté dans un fauteuil duquel il tire habituellement un livre de pictogrammes pour s’exprimer, il émet une palette de notes d’un seul mouvement de la main, de gauche à droite, du grave à l’aigu, contrôlant la machine sans aucun contact avec elle. Des mouvements parfois discrets, qu’une caméra filme pour mieux saisir les subtilités du spectacle. Dans l’ombre, tels des chefs d’orchestre, des intervenants glissent des repères aux musiciens. Dans chacune des notes, dans chaque texte, tantôt chanté, tantôt scandé, l’énergie est palpable : « Nous sommes des voix sans bouche / Nous prendrons nos masques en patience », répètent les artistes. Des mots qui résonnent comme une allégorie à la fois du contexte sanitaire pendant lequel le spectacle a été créé et du statut des personnes en situation de handicap, à la parole trop souvent confisquée.
Ce concert en public est le fruit d’un travail amorcé voici deux ans. Porté par le Collectif T’Cap, il réunissait des membres du groupe d’entraide mutuelle (GEM) de Rezé, accompagnés par l’association Musique action handicap &compagnie, des résidents du foyer Sévria, à Vertou (Adapei 44), encadrés par Trempolino, et des comédiens de l’établissement et service d’aide par le travail (Esat) de Blain (Loire-Atlantique), qui, de leur côté, ont œuvré avec l’atelier sonore de Stereolux. Entre eux et Dominique A s’est noué un dialogue artistique. Les premiers ont écrit des textes, le second les a retravaillés pour les mettre en musique. A partir de ces morceaux nus s’est façonnée la partition finale, au gré d’échanges ponctués par une résidence de trois jours en avril dernier. « L’idée était de permettre aux personnes de s’approprier les morceaux, explique Dominique A. On a créé de manière très pragmatique, avec les forces et les faiblesses de chacun, en s’adaptant en permanence à des profils et des difficultés très diverses. »
Preuve qu’une création aussi audacieuse est possible, ce concert n’est que la mise en pratique d’un programme bien plus vaste qui s’inscrit dans la dynamique du projet européen de recherche Change 2 Regard. Portée par le Collectif T’Cap – actif en Loire-Atlantique depuis 2007 autour de l’accès aux droits, aux sports et aux loisirs –, la démarche intitulée « Place des personnes en situation de handicap : un regard sociétal » rassemble des partenaires français, portugais, belges et canadiens. Pendant trois ans, de 2019 à 2022, plus de 25 structures ont expérimenté, phosphoré, échangé leurs pratiques en vue de produire des ressources dans trois domaines : la mobilité internationale, le lien social (vie affective et sexuelle, parentalité, logement et habitat inclusif) et la culture (accès à la pratique de la musique).
Le concert n’est que la partie émergée de ce troisième axe. L’exploration, en quelque sorte, d’un terrain de recherche : comment rendre la musique, sa pratique comme sa création, accessible ? La démarche s’appuie sur le modèle conceptuel du processus de production du handicap (PPH). « Il postule que celui-ci n’est pas de la responsabilité de la personne mais de l’environnement proche, et que ses incapacités peuvent être compensées, explique Olivier Raballand, directeur de T’Cap. Il pose aussi la question de la participation sociale : comment créer les conditions pour que la personne exprime ses choix ? » Les acteurs ont été formés dès 2019 au Canada par l’un des partenaires, le Réseau international sur le processus de production du handicap (RIPPH), fondé par l’anthropologue Patrick Fougeyrollas.
Car l’un des enjeux est bien de lever les obstacles à l’apprentissage de la musique. Et qu’ils soient réels ou supposés, liés notamment aux représentations du handicap, ils s’avèrent nombreux : personnels non formés, locaux non accessibles, moyens financiers, etc. « Beaucoup de profs s’estiment incapables d’accueillir des personnes en situation de handicap, souligne Thierry Joseph, intervenant de l’association Musique action handicap &compagnie. Il faut oublier le solfège, l’enseignement académique tourné vers l’excellence, et repenser les pratiques. »
Les outils numériques ouvrent, à cet égard, de nouveaux horizons. Alors que les instruments acoustiques nécessitent une maîtrise technique pour accéder à un résultat « musical », le digital apporte une qualité sonore immédiate. A condition de savoir régler la machine. Grâce aux capteurs de mouvements, il est ainsi possible de donner une intention au moindre geste, du battement de pied au hochement de tête. « Aux côtés des instruments classiques, pour lesquels on peut travailler l’ergonomie, on retrouve trois types d’instruments connectés, explique Thierry Joseph. Des instruments comme le Soundbeam ou l’orgue sensoriel, conçus spécifiquement pour des personnes en situation de handicap ; d’autres disponibles en open source, réalisés en fablab, comme la BrutBox ; et d’autres enfin tous publics, qui ont l’avantage d’être peu onéreux et faciles d’accès, comme des pad ou des synthés. »
Ces différentes possibilités sont présentées dans un guide(1) conduit par BrutPop et les partenaires du projet. L’un de ses fondateurs, Antoine Capet, spécialiste des pratiques musicales pour des personnes en situation de handicap, est venu à Nantes fin 2020 pour aider à la fabrication d’une de ces BrutBox, boîtes permettant d’émettre des signaux « à partir du mouvement, du toucher, de la lumière ou des impulsions électriques du cerveau ». L’instrument a pu être joué lors des différents ateliers adaptés. Comme le Soundbeam, que le Collectif T’Cap met à disposition du réseau. « On a réalisé des tutoriels pour que chacun puisse s’en emparer. Notre seule demande, c’est de documenter sa pratique », explique Olivier Raballand. Le second guide(2) s’attache à proposer une méthodologie d’enseignement, fruit des bonnes pratiques observées entre partenaires européens. Celle-ci vise à mettre en place des séances, voire à passer de l’atelier au concert, tel le projet « Nous sommes des voix sans bouche ».
Sur la scène de Stereolux, les musiciens laissent tourner les boucles en suspens, prenant le temps d’une communion festive avec le public. Un moment fort. « Ce travail a été une grande expérience pour moi. La musique est venue comme ça, pendant le confinement. Désormais, je chante, je me mets au piano. Et ce soir, ce n’est que du bonheur de jouer devant 450 spectateurs », confie Leslie, du GEM. De la joie et de la fierté à revendre, comme l’exprime Stéphane, comédien de la compagnie Le Cercle Karré, à l’Esat de Blain, qui s’est beaucoup impliqué dans le processus d’écriture. « J’ai rempli vingt pages de mon carnet, dont quelques phrases sont dites lors du spectacle. L’idée que Dominique A les mette en musique m’a donné le sentiment d’être important. Je pensais qu’on était là pour attendrir le public, or on a été réellement pris au sérieux. »
(1) « Musique et handicap quels instruments ? Les apports du numérique et de l’électronique » – Disponible début septembre sur le site www.change2regard.com.
(2) « Guide d’accompagnement à la bonne mise en place d’ateliers de musique adaptée » – Disponible à partir de septembre.