Parler d’« été compliqué » résonne comme un euphémisme à l’oreille de beaucoup de gestionnaires d’établissements, de directeurs de structures et de professionnels de terrain. Cette période, d’ordinaire difficile à gérer à cause des effectifs en congé, soulève d’autant plus d’inquiétudes en 2022 face au manque criant de personnel et à l’épuisement des équipes. « Nous avons enclenché un “plan été 2022” il y a déjà deux mois, rapporte Dominique Monneron, directeur de la Fondation Partage et vie, qui gère 124 établissements et services dans le domaine du grand âge et du handicap. Nous suivons l’ensemble de nos structures jour par jour et avons été obligés de définir un “service minimum”. Mais, malgré tout, les solutions avancées trouvent leurs limites. »
Même son de cloche dans le secteur du domicile : « Nous avons recruté 39 contrats à durée déterminée, alors que nous en avions besoin d’une soixantaine, décrit Viviane Briens, directrice générale de l’UNA du Bocage ornais, un service de 380 salariés. Sur ces 39 personnes, 5 sont mineures et 10 n’ont pas le permis de conduire, bien que la mobilité soit un prérequis pour intervenir à domicile. » Le contexte pousse un nombre croissant de structures à fermer des places et des services. C’est le cas du centre du Haut-de-Versac, dans le Jura, où les Actualités sociales hebdomadaire s s’étaient déjà rendues à l’automne dernier (voir ASH n° 3231 du 29-10-21, page 22). « Malgré la fermeture de l’accueil temporaire l’an passé, nous réduisons encore la voilure d’une dizaine de résidents cet été », souffle Hervé Becquart, le directeur de cet établissement accueillant des adultes porteurs de maladies neuro-évolutives. Comme alternative, plusieurs personnes accompagnées ont été redirigées vers des Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) des régions voisines pour une prise en charge temporaire.
En dernier recours, certains établissements en viennent à solliciter les proches des bénéficiaires. « Nous avons été contraints de contacter des familles pour qu’elles reprennent leurs enfants pendant l’été. Si nous sommes débordés, nous n’excluons pas de leur demander de venir s’en occuper au sein de l’établissement, déplore Julien Bernet, directeur général d’Hapogys, association girondine spécialisée dans l’accompagnement des personnes en situation de paralysie cérébrale. Ces mesures sont en contradiction totale avec nos valeurs et nos missions. »
Selon la dernière enquête de la Fédération hospitalière de France (FHF), conduite au printemps 2022, quasiment la totalité (99 %) des établissements publics de santé et médico-sociaux disent rencontrer des difficultés de recrutement. Plus de la moitié des Ehpad (53 %) positionnent la catégorie des aides-soignants comme priorité et 41 % évoquent celle des infirmiers. En Ile-de-France, une autre étude(1) menée au mois de juin par la Fehap, Nexem et l’Uriopss révèle un taux de postes vacants à 6,5 % au sein des 1 500 établissements et services sondés. A cela s’ajoutent des absentéismes de plus en plus fréquents et des arrêts de longue durée. « Nous enregistrons une augmentation des accidents de travail car les titulaires tirent sur la corde », observe Isabelle Moreno, directrice générale de l’association Arimoc (Action réseau innovation pour les personnes en difficulté motrice cérébrale et cognitive). « Les salariés sont épuisés, les heures supplémentaires ont été rémunérées mais nous n’avons pas pu proposer de les récupérer », complète Viviane Briens.
Les derniers chiffres de la FHF montrent, en effet, que le niveau d’absentéisme a augmenté en comparaison avec la situation d’avant la pandémie. Ainsi, en 2021, il atteignait 9,9 % dans les établissements de santé et médico-sociaux, soit un point de plus par rapport à 2019. Il y a dix ans, ce même taux était de 7,4 %. Or ce fort niveau d’absentéisme « peut devenir très difficile à gérer en cas de pics épidémiques, notamment dans les plus petits établissements ou services quand des clusters sont détectés et mettent en difficulté la continuité des prises en charge », souligne la FHF.
Avec un accroissement de la demande, le recours aux intérimaires s’avère lui aussi périlleux. « Certains remplacements peuvent être anticipés, mais quand un arrêt de travail nous tombe dessus, les agences n’ont pas toujours quelqu’un à nous proposer », analyse Isabelle Moreno. De son côté, le directeur général d’Hapogys détaille : « Les intérimaires sont de plus en plus exigeants, ils posent leurs conditions en termes d’horaires, car ils ont le choix. » Les professionnels en poste au sein des structures peinent par ailleurs à trouver du temps pour briefer le personnel venu en renfort. « Lorsque nous avons des remplaçantes qui viennent pour deux heures, elles ne peuvent pas connaître les 28 résidents de la structure. Elles se débrouillent comme elles peuvent, mais ne parviennent pas à réaliser la moitié de ce qu’elles devraient faire », rapporte Lucie Stirer-Choubrac, monitrice-éducatrice au sein d’un foyer d’accueil médicalisé (FAM) dans le Loir-et-Cher.
Les répercussions sur la qualité de l’accompagnement sont inévitables. Beaucoup d’acteurs, faute de moyens humains, annulent les activités et les sorties estivales afin d’assurer un service minimal : le lever, les toilettes et les repas. Les conséquences de la pénurie sont tout particulièrement redoutées dans les structures du handicap moteur et du polyhandicap, où elles s’avèrent un enjeu crucial. « Nous avons des résidents qui peuvent faire des crises d’épilepsie, des encombrements bronchiques, des constipations ou des occlusions intestinales. Sans infirmier présent pour surveiller l’ensemble des constantes, il existe une perte de chance en termes de soins et de guérison pouvant être vitale », alerte Elodie Bastien, directrice générale de l’Association départementale des infirmes moteurs cérébraux de la Sarthe (ADIMC 72), qui gère des établissements pour enfants et adultes en situation de handicaps moteurs avec troubles associés, et ne parvient pas à recruter d’infirmier diplômé d’Etat (IDE). « Lorsqu’une personne en situation de polyhandicap a une prise en charge en “mode dégradé”, il y a inévitablement des troubles associés, des douleurs récurrentes venant impacter sa santé physique et psychique », soulève quant à lui Julien Bernet.
Pour faire face à la situation, le gouvernement a récemment annoncé le lancement de campagnes de recrutement d’urgence, le renforcement des filières et des équipes mobiles gériatriques, le recours possible aux professionnels de santé libéraux et la simplification de l’arrivée dans le monde du travail des jeunes diplômés du secteur. Ce plan d’urgence prévoit également le doublement de la rémunération des heures supplémentaires pour le personnel des structures relevant de la fonction publique hospitalière. Concrètement, un arrêté du 5 juillet étend par exemple à de nouvelles catégories d’étudiants en santé la possibilité d’être embauchés temporairement pour réaliser des missions d’aide-soignant au sein de structures médico-sociales. Le texte prévoit, dans le même sens, de délivrer le diplôme d’Etat d’aide-soignant (DEAS) à un plus large panel d’étudiants en santé n’ayant pas obtenu le diplôme initialement visé.
Si elles vont dans le « bon sens », ces mesures donnent surtout au secteur l’impression d’un pansement sur une plaie béante. « En réalité, elles ont déjà été prises en plein cœur de la pandémie et perdurent aujourd’hui. Mais la situation a évolué depuis le début de la crise, où des libéraux étaient disponibles et des réservistes volontaires… Des compétences d’alors ne sont plus accessibles actuellement », analyse Didier Sapy, directeur général de la Fédération nationale avenir et qualité de vie des personnes âgées (Fnaqpa). « Le Ségur de la santé distillé par étapes a été délétère pour le collectif. Les services logistiques, administratifs regardent désormais ailleurs », contextualise Isabelle Moreno, qui ne manque pas de souligner la solidarité au sein des équipes. Pour la directrice de l’ADIMC 72, le recours aux jeunes diplômés ne tient pas la route. « Un infirmier sorti de l’école veut aller travailler à l’hôpital et réaliser des actes techniques. Chez nous, il s’agit principalement d’actes de surveillance. Sans compter que nous sommes en milieu rural, cela ne fonctionne pas. »
Pour éviter une dégradation « encore plus grande » des métiers de la cohésion sociale, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) formule dans un avis du 12 juillet 20 préconisations à court et long termes pour le secteur. Parmi ces recommandations, le financement d’une hausse globale des salaires à la fois dans le privé et le public, l’« abrogation des dispositions permettant la non-opposabilité des conventions collectives », la généralisation de systèmes d’évaluation qualitatifs et le fait de qualifier de « productifs » les temps de travail dédiés à la réflexivité. Pour l’heure, cet été, de nombreuses directions ont préféré revoir l’organisation de leurs structures pour préserver les congés de leurs salariés et leur permettre de récupérer. Leur crainte : une nouvelle vague de démissions et d’arrêts maladie à l’issue de la période estivale.
(1) L’intégralité de cette enquête doit être diffusée fin septembre 2022.