« Hérité des Lumières, le principe de laïcité – qui nous garantit une liberté de conscience pourvu qu’elle ne trouble pas l’ordre public – fait l’objet d’interprétations sommaires. Les responsables politiques et médias, premiers faiseurs d’opinion et donc contributeurs à la cohésion sociale, s’imposent comme principales boussoles de la réflexion citoyenne : la laïcité est un mot-valise que beaucoup investissent émotionnellement ou instrumentalisent. Depuis les événements funestes de 2015, les débats identitaires et les remises en cause de nos fondements sociétaux sont ravivés. La laïcité en 2022 est un instrument de coercition pour les uns et d’ouverture et de liberté pour les autres. Les “laboureurs du quotidien” que sont les professionnels de l’action sociale (selonJacques Ranoux, conseiller départemental de la Dordogne) s’emploient à accompagner les personnes vers la citoyenneté, dans un contexte national aux opinions binaires. En tant qu’éducateur spécialisé, puis-je accompagner un résident en situation de handicap mental à l’église ? Ma fonction d’assistante de service social me permet-elle de parler de ma propre foi pour mieux toucher la personne accompagnée ? Dois-je annuler un rendez-vous d’un bénéficiaire pour cause de prière le vendredi ? En tant que responsable d’établissement de la protection de l’enfance dois-je interdire le port de signes religieux aux professionnels ?
Dans la pratique, les réponses à ces interrogations ne sont que des confrontations de subjectivités. La liberté de conscience est aussi cela : des oppositions d’idées dans un secteur qui nécessite une cohérence pour le bien des personnes accompagnées. Si l’article 11 de la charte des droits et libertés des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) requiert que soit facilitée la venue des représentants des différentes confessions dans les établissements, bon nombre de professionnels interrogés ignorent cette disposition. Une pléthore de travailleurs sociaux perpétuent la fameuse opinion selon laquelle la religion est une “affaire privée”, qui ne pourrait donc s’introduire dans un établissement. De par sa nature humaine, le travailleur social amalgame de facto ses propres valeurs avec celles de son lieu d’intervention. Et lorsque les valeurs de l’établissement sont incompatibles avec les siennes, ce sont les repères des personnes accompagnées qui s’en trouvent bouleversés.
Lorsque la laïcité n’est pas investiguée, elle représente une notion floue rattachée à de nombreuses règles inscrites dans l’histoire et dans la loi. La formation apparaît comme une étape indispensable à la compréhension de ce principe républicain pour une meilleure restitution. Au lendemain des attentats de janvier 2015, les professionnels de l’action sociale ont relayé leur isolement et leurs difficultés à répondre à des situations de plus en plus complexes : revendications identitaires et religieuses, prosélytisme, théories du complot, sentiments de discrimination… Le Commissariat général à l’égalité des territoires a alors initié en 2016 la formation “Valeurs de la République et laïcité”. Malgré un déploiement national, celle-ci n’a été que très peu investie par les professionnels de l’action sociale. Pour cause ! Ils n’étaient pas ciblés a contrario des collectivités territoriales et des adultes relais.
De plus, certains professionnels supposent une stigmatisation de la population musulmane et refusent d’y être associés. Mais bénéficier de cet enseignement, c’est préciser son regard sur le sujet. Il s’agit d’un outil qui donne aux intervenants les références juridiques relatives aux valeurs et principes de la société française. Cette formation est pourvue de cas pratiques qui soutiennent les stagiaires dans leurs réflexions quant à la mise en application du principe de laïcité, au-delà du récit théorique habituel.
La voix des acteurs sociaux est insuffisamment audible. Bien qu’au cœur du fonctionnement de la cité, les professionnels de terrain sont invisibles ou mal identifiés. Comment transmettre la parole des personnes accompagnées vers une citoyenneté autonome si l’expertise de l’accompagnant n’est pas considérée ?
A l’heure où l’opérationnel prend l’ascendant sur les temps de réflexion, comment donner l’opportunité d’échanger sur des thématiques sociétales qui rythment l’exercice des missions ? A cette interrogation, une conférence-débat au sein de l’IRTS Paris Parmentier, intitulée “Comment les travailleurs sociaux sont traversés par le principe de laïcité ?”, s’est révélée être une évidence pour les étudiantes et travailleuses sociales que nous sommes. Cette manifestation oratoire a donné lieu à une rencontre pluridisciplinaire mêlant responsables politiques, usagers, travailleurs sociaux, formateurs, infirmières et responsables d’établissement. Les deux conférenciers, la sociologue Faïza Guelamine et le vice-président du Sénat Pierre Laurent, ont soumis leurs propres partitions, accordées avec les réalités du terrain d’un auditoire prompt à accumuler de la connaissance. Les acteurs sociaux en veulent et en redemandent.
Néanmoins, s’il est juste de rappeler aux pouvoirs et services publics que la mise à disposition de moyens concourant au croisement des pratiques et réflexions professionnelles leur incombe, n’ignorons guère le rôle prépondérant des responsables institutionnels. L’ensemble des catégories professionnelles du secteur social et médico-social est concerné par la gestion de la problématique du rapport entre le fait religieux et le principe de laïcité dans les institutions. Sortir de nos conduites opérationnelles exige une dynamique portée par les instances décisionnaires des établissements. La veille professionnelle est indispensable pour la prise de recul. Mais quelles sont ces institutions qui parviennent à dégager ce temps ? L’analyse des pratiques professionnelles en est la porte d’entrée, mais instituer des temps de veille en sus, c’est faire la promotion du développement des connaissances, de l’ajustement des postures et d’une appréhension des politiques publiques et sociales.
La création d’espaces de réflexion favorise l’institutionnalisation des réponses aux interrogations du quotidien : puis-je acheter un tapis de prière pour la résidente ? Dans quelle mesure les résidents peuvent-ils observer le chabbat alors que l’établissement est laïc ? Dois-je dissuader une adolescente de porter le voile ? Le communautarisme est-il une solution au conflit lié au “vivre ensemble” ? Autant de questions qui doivent être tranchées et nuancées par des réponses individualisées, car l’ultime enjeu est celui de la cohésion sociale. Le vœu de coexistence s’applique également aux relations interprofessionnelles. La laïcité peut être considérée comme un non-sujet ou comme une notion suscitant des crispations au sein des équipes. A cet égard, les subjectivités respectives peuvent impacter la mise en œuvre des projets d’accompagnement. L’identification des professionnels aux personnes accompagnées, qui parfois s’illustre par de la sympathie, peut donner lieu à des actions partisanes contraires aux coutumes institutionnelles.
Des professionnels transmettent des situations singulières mais révélatrices d’un défaut de contenance hiérarchique : un éducateur spécialisé qui souhaite inviter chez lui un bénéficiaire pour une fête religieuse, ou acheter de la viande confessionnelle avec son argent personnel.
Qu’en pensent les personnes accompagnées ? Selon les usagers interrogés, la laïcité est avant tout un principe de liberté qui désormais sert à l’argumentation des interdits. Pour une ancienne auxiliaire de vie accueillie dans une structure d’hébergement d’urgence, chanter “Oh Happy Day” dans une maison de retraite est sanctionnable pour prosélytisme. Une autre regrette que les travailleurs sociaux ne partagent pas leur culte avec les résidents. Un adolescent accueilli dans un dispositif de semi-autonomie dénonce l’achat de viande non confessionnelle alors que d’autres résidents sont autorisés à acheter de la viande de porc. Outre les problématiques liées au fait religieux, certains usagers ne se sentent pas assez sécurisés par les professionnels quant au respect de la liberté de conscience, une situation induite certainement par le climat social et politique.
Le principe de laïcité traverse les acteurs sociaux, comme il traverse chaque citoyen avec la spécificité de la mission d’accompagnement qui leur confère un rôle majeur dans la cité. A l’aune des débats politiques qui brouillent les esprits, la subjectivité individuelle ne doit pas l’emporter sur la loi. En ce sens, la formation, la concertation, les espaces d’expression, le cadre sécurisant des hiérarchies sont autant d’outils qui soutiennent la posture professionnelle. Les intervenants sociaux sont les bâtisseurs de notre société, leur donner les moyens d’agir c’est contribuer au bien vivre ensemble. »
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