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Une addiction qui dérange

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L’alcoolo-dépendance se retrouve en toile de fond d’un grand nombre de situations traitées par les travailleurs sociaux. Mais, faute de formation, de données et de dispositifs suffisants, les tabous perdurent encore aujourd’hui, malgré l’émergence grandissante d’initiatives d’aller-vers.

« La consommation d’alcool représente un enjeu de santé publique majeur en France, où elle est à l’origine de 49 000 décès par an », indique le ministère de la Santé sur son site officiel. Mais, au-delà de la question sanitaire, se cache une autre réalité beaucoup moins discutée : l’impact du mésusage de l’alcool dans l’accompagnement médico-social. Début 2022, la Haute Autorité de santé (HAS) diffusait une note de cadrage soulignant qu’« avec ou sans addiction, [l’alcool] génère des complications affectant toutes les dimensions de la personne (somatique, psychique, affective, sociale, économique) et de la société ». Malgré ce constat éloquent, les études sur le poids de la dépendance alcoolique manquent dans le secteur. « Les recherches récentes concernant les conduites addictives des personnes accompagnées et/ou accueillies en établissement social ou médico-social (ESMS) sont rares, voire inexistantes », notait la HAS en 2020.

Pourtant, sur le terrain, les professionnels exerçant auprès de publics précaires, en situation de handicap, en insertion, en protection de l’enfance, en établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendants (Ehpad)… sont quotidiennement confrontés à ce sujet. « Les assistants sociaux ou les éducateurs spécialisés rencontrent au moins toutes les semaines, si ce n’est tous les jours, des gens parlant de leur consommation, venant alcoolisés, ou mentionnant les difficultés avec des membres de leur entourage », expose Stéphanie Ladel, travailleuse sociale libérale. Cette ex-assistante sociale est détentrice depuis 2016 d’un diplôme inter-universitaire en addictologie. Elle sensibilise aujourd’hui ses collègues et les futurs professionnels à cette problématique. A ce titre, elle constate régulièrement leurs réticences à simplement évoquer ces conduites auprès des personnes dont ils assurent le suivi. Certains tendent même à éviter la question. « Quand on ne sait pas trop quoi en faire, en général, on n’y va pas », souligne l’intervenante.

Évacuer ses propres représentations

Un frein qui n’est d’ailleurs pas propre aux travailleurs sociaux, d’après Géraldine Talbot, médecin addictologue au sein de centres de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) en Seine-Saint-Denis et directrice de l’association CaPASSCité, spécialisée en la matière. « C’est valable pour eux, mais aussi pour les médecins, renchérit-elle. Voilà des années qu’on nous dit qu’il faut un meilleur repérage au niveau de la médecine générale, par exemple. Mais cela reste très difficile, car les médecins ont l’impression, comme les travailleurs sociaux, d’ouvrir la boîte de Pandore, que les choses vont être compliquées, leur prendre du temps. Ils ne savent pas trop vers qui orienter. »

D’autant qu’en y regardant de plus près, ce sujet est pour le moins épineux. Alors qu’en France les volumes vendus demeurent parmi les plus élevés au monde, les regards portés autour de la consommation d’alcool restent complexes, souvent associés à des moments de convivialité et à un patrimoine culturel. Ainsi, il s’agit pour les professionnels de travailler en premier lieu sur leurs propres représentations. Henri Gomez(1), psychiatre alcoologue à Toulouse, qui fait appel à des soignants et des aidants pour mettre en place son travail d’accompagnement, évoque quelques attitudes à éviter : « La position du sauveur, celle du persécuteur, celle du rejet, sans parler du déni ou des conseils de modération. » Une autre difficulté se situe dans le propre rapport aux addictions de l’accompagnant. « Il est plus que discutable de laisser des soignants et des médecins posant visiblement des problèmes d’addiction soigner des personnes dépendantes. Ce n’est pas une situation exceptionnelle. Et le rapport aux addictions n’est pas le seul à devoir être considéré. Les aspects psychologiques et psychopathologiques interviennent également dans la relation d’aide », analyse le thérapeute. « En travail social, quand on aide véritablement une personne, on lui donne l’occasion d’avoir le changement dans sa vie qui lui convient. Ce qui ne signifie pas forcer un changement qui nous convient, ajoute Stéphanie Ladel. L’addiction vient généralement parler à quelque chose d’intime au travailleur social, qui a pu y être confronté dans son entourage, sa famille. »

Autre frein : la légitimité. Celle-ci ne semble pas toujours évidente aux yeux des travailleurs sociaux, dans un domaine qui est parfois perçu, d’abord, comme sanitaire. « Dans les établissements, certains professionnels se disent d’emblée : “Ce n’est pas à moi mais au docteur d’aborder le sujet”. Alors que, justement, cette question doit pouvoir être discutée partout, à partir du moment où une relation de confiance a été nouée », assure Virginie Tintinger, cheffe de service prévention au sein de l’association Addictions France dans les Hauts-de-France. « L’addictologie reste considérée comme venant de la médecine, même s’il s’agit d’une discipline dite “biopsychosociale”. Mais il ne faut pas laisser la place uniquement au monde de la santé, car nous en voyons les effets sociaux. Il faut penser aux facteurs de risques et de protection sur lesquels nous pouvons travailler. Nous avons notre rôle à jouer », insiste Stéphanie Ladel.

Pour déjouer, d’une part, l’isolement des personnes souffrant d’addiction, mais aussi pour épauler les équipes face aux obstacles, agences régionales de santé (ARS) et organismes médico-sociaux misent de plus en plus sur les dispositifs d’aller-vers, en s’appuyant sur des équipes spécialisées. Le programme « Un chez-soi d’abord » en est l’un des exemples emblématiques. Déployée depuis plusieurs années à travers la France, cette expérimentation vise à accompagner plusieurs centaines de personnes en situation de précarité par rapport au logement, souffrant de troubles psychiques sévères. Or, d’après une enquête réalisée par l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) en 2019, 39 % d’entre elles étaient notamment alcoolo-dépendantes. Fort de ce constat, il est désormais institué que ces dispositifs seraient systématiquement accompagnés par des services en addictologie.

La montée en puissance des « microstructures », qui associent un médecin généraliste à un psychologue et un travailleur social, spécialisés sur ces questions, au sein de cabinets médicaux ou de maisons de santé pluridisciplinaires, en est un autre pendant. Alors que le dernier plan de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) mettait en avant l’importance des généralistes dans la prise en charge des addictions, celle-ci a développé des dispositifs à travers le territoire. L’objectif : offrir un accompagnement global et de proximité. Quelque 150 microstructures devraient ainsi être dénombrées en France d’ici fin 2022. Dans les Hauts-de-France, Virginie Tintinger témoigne de cette nouvelle stratégie. Dans sa région, les départements de la Somme et de l’Oise sont concernés depuis 2020. « Cette stratégie permet un accompagnement beaucoup plus rapide car la relation de confiance est déjà établie avec le médecin. Lorsque la personne accepte ensuite de rencontrer le psychologue ou l’éducateur spécialisé, on gagne du temps », raconte-t-elle. Le fruit d’un mouvement de fond. « Au sein d’Addictions France, on est véritablement dans des approches dites transversales, en renforçant les compétences psychosociales », conclut-elle.

Reste cependant à savoir si ces initiatives seront suffisantes pour répondre à l’ensemble des besoins. Beaucoup sur le terrain signalent – encore et toujours – le manque de formation systématique des professionnels et la saturation des dispositifs spécialisés, Csapa en première ligne. « Il n’est pas simple pour un professionnel quel qu’il soit d’évoquer les problèmes d’alcool quand il ne dispose pas d’adresses fiables pour orienter les personnes », déplore Henri Gomez, mettant en avant l’insuffisance des formes d’accompagnement. Et, selon lui, le contexte n’est pas à l’embellie : « Je crois pouvoir dire que les besoins se sont accrus de façon exponentielle car le pays va de plus en plus mal pendant que l’offre d’aide diminue quantitativement et qualitativement, rejoignant l’état critique de la psychiatrie. »

Le défi d’accompagner les jeunes

Les jeunes sont l’une des principales cibles de la prévention publique des conduites à risques liées à l’alcool. Pourtant, selon François Dubost, éducateur spécialisé au sein de la Consultation jeunes consommateurs (CJC) à Quimper, pilotée par Addictions France, la boisson constitue rarement une des portes d’entrée pour entamer un suivi avec eux. « La problématique récurrente touche davantage le cannabis. Mais quand on creuse un peu, on trouve souvent aussi l’alcool », indique-t-il. L’entourage représente un autre sujet prégnant à la CJC. « Il y a tout un travail lors de nos entretiens pour permettre aux personnes confrontées à la souffrance d’un proche qui s’alcoolise de savoir comment se positionner, se protéger et connaître les aides qu’elles peuvent demander », précise l’éducateur. Enfants parentifiés, qui assistent à des mises en danger, de la violence… sont autant de difficultés auxquelles les personnels en protection de l’enfance font face. Certains sont même chargés d’accompagner à la fois les enfants et leur famille. Néanmoins, à ce jour, aucune donnée globale ne permet d’identifier le nombre d’enfants touchés de près ou de loin par l’alcool et placés ou bénéficiant d’une action éducative en milieu ouvert (AEMO).

Les pathologies duelles à l’épreuve

Pour les professionnels en addictologie, l’une des principales difficultés reste l’accompagnement des « pathologies duelles », c’est-à-dire « la co-occurrence, chez un même individu, d’un trouble lié à la consommation d’une substance psychoactive et d’un trouble psychiatrique ». Loin d’être anodines, ces pathologies seraient diagnostiquées dans environ 50 % des cas. Problème ? D’abord, la crise de la psychiatrie qui embolise le système. « Alors que toutes les recommandations précisent de bien traiter les deux pathologies, au risque que l’une fasse rechuter l’autre, cette question reste très difficile pour les patients comme pour les équipes, quand les médecins ne sont plus présents ou qu’ils doivent attendre un an au niveau des centres médico-psychologiques », déplore Géraldine Talbot. L’autre écueil est également d’arriver à bien articuler les deux pratiques. « Il y a aussi la question suivante : quel dispositif pour quel profil, avec tout un enjeu d’appropriation des connaissances réciproques, souligne Laurène Collard, responsable de pôle partenariat à la Fédération Addiction. Il faut créer une culture commune avec des “prises en charges intégrées” car il est parfois très compliqué de savoir, entre la pathologie santé mentale et la conduite addictive, si l’une provoque l’autre. » L’organisation a édité un guide en 2019 intitulé « Addictions et troubles psychiatriques ». Celui-ci met, notamment, en lumière des programmes pilotés par une même équipe prenant en compte la double problématique.

Notes

(1) Voir ASH n° 3086 du 30-11-18, p. 26.

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