Les femmes attendent en moyenne dix ans de plus que les hommes pour entamer une prise en charge médicale de leur addiction à l’alcool. Une décennie de perdue, corsetée par la culpabilité, la honte et les stéréotypes. Un retard délétère directement lié au tabou de l’alcoolisme au féminin. « Parmi les représentations qui perdurent, en premier lieu il y a l’idée de la déchéance », analyse Elsa Taschini, psychologue clinicienne et fondatrice de l’association Addict’elles. « Aux yeux de la société, une femme qui boit est vraiment tombée bien bas. Ensuite, on va souvent les stigmatiser par rapport à la maternité. Ce sont de mauvaises mères qui ne peuvent pas prendre soin de leurs enfants. Enfin, le troisième cliché touche à la moralité. Ce sont des femmes de mauvaise vie, qui ne savent pas se tenir. »
De tels préjugés expliquent leur moindre présence dans les centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) ou les centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud) : selon l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives, les femmes ne représenteraient que 25 % des personnes accompagnées dans ce type de structures. S’il est vrai que l’alcoolisme masculin est numériquement plus important, cette surreprésentation a un impact direct sur la clinique des addictions, davantage influencée par les particularités, les parcours et la psychologie des hommes. Le genre est pourtant une donnée majeure pour comprendre les rouages, les motivations et les usages de cette maladie.
Qu’elles soient issues de milieux précaires ou de catégories socio-professionnelles plus élevées, les femmes ayant un trouble alcoolique ont presque toutes en commun le même déclencheur. « On va systématiquement retrouver un vécu de violences ou un stress post-traumatique », précise Elsa Taschini. « Soit durant l’enfance, à travers un inceste, en tant que témoin de violences conjugales, de maltraitances ou de harcèlement scolaire, soit plus tard à cause de violences sexuelles… En général, ces femmes ont réussi à grandir, à tenir bon. Et puis un jour, un incident comme une rupture amoureuse ou un problème au travail vont les faire déraper dans l’alcool. C’est le premier anxiolytique accessible, bon marché et sans ordonnance. »
Entre celles qui parviennent à préserver les apparences – des cadres ayant une consommation cachée et une forme de déni par rapport à leur addiction – et celles qui subissent la rue et l’errance, il est souvent difficile pour les dispositifs d’aide d’entrer en contact avec les femmes alcooliques. Le projet MAAA’ELLES (mission d’accompagnement et d’accueil – addictions pour elles), mené conjointement depuis plus d’un an par la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) et la Fédération Addiction, développe une stratégie pour sortir ces femmes de leur isolement. Une expérimentation qui concerne actuellement six accueils de jour, répartis sur tout le territoire.
Premiers maillons de la veille sociale, ces structures sont de bonnes vigies pour entrer en relation avec des femmes en grande précarité qui, pour la plupart, évitent les centres d’hébergement d’urgence ou de réinsertion sociale (CHRS) afin de se protéger des violences. Invisibilisées, fragilisées par le sans-abrisme, stigmatisées par leur consommation d’alcool et très éloignées du soin, elles cumulent les facteurs d’exclusion. « Ce dispositif nous permet à la fois de dresser un état des lieux, de créer du lien pour amorcer un accompagnement et, in fine, les guider vers une prise en charge dans des structures de soins en addictologie », précise Marie Dumoulin, chargée de projet à la Fédération Addiction. « Bien souvent, nous menons dans un premier temps des actions un peu détournées, comme des ateliers d’esthétique et de bien-être, pour travailler sur l’estime de soi. »
Après tant d’années à cacher leur consommation, à s’occuper des autres et à s’oublier, certaines se reconnectent à la vie grâce à un regard bienveillant et un peu de maquillage. D’autres sortent peu à peu de la honte et du silence à travers des cours de boxe ou un atelier d’écriture.
MAAA’ELLES vient ainsi combler un déficit de connaissances de l’alcoolisme au féminin auprès d’un public très marginalisé. D’autant que les lieux d’accompagnement spécifiques sont encore peu nombreux, exception faite de quelques consultations réservées aux femmes et aux mères intégrées à certains Csapa. Si la thématique de l’alcool reste un épouvantail pour une majorité de centres d’hébergement, dont les employés sont peu ou pas formés pour gérer les conséquences d’une consommation addictive, le CHRS L’îlot Thuillier à Amiens assume de l’intégrer complètement à son règlement intérieur.
« Les personnes accompagnées n’ont pas le droit de boire dans les locaux ; en revanche on tolère l’état d’ébriété à partir du moment où il ne nuit pas aux autres », précise Jelali Sallali, coordinateur social d’une équipe composée de deux assistantes sociales et de deux éducateurs spécialisés. « Pendant le confinement, comme tout était fermé, nous avons même fait le choix de permettre la consommation dans l’établissement à titre exceptionnel. Cette souplesse, cette compréhension de la problématique alcool fait partie de notre accompagnement. »
D’une capacité de soixante places – en plus d’une douzaine d’autres de mise à l’abri –, la structure picarde n’accueille que des familles ou des femmes seules. Certaines ont connu des parcours de rue, des situations de grande précarité liées à une errance. D’autres ont subi une expulsion locative ou ont été jetées dehors par un conjoint maltraitant. « L’alcool isole, rompt le lien, reprend Jelali Sallali. C’est la raison pour laquelle il concerne en majorité les femmes arrivées seules, sans enfants, ni mari. Une grande partie d’entre elles sont dans le déni. Même en étant alcoolisées, en entretien, elles me disent ne pas boire et qu’elles n’ont aucun problème avec l’alcool. D’autres affirment savoir gérer leur consommation et ne boire que très occasionnellement. Alors qu’elles sont objectivement en état d’ébriété. »
Travaillant en partenariat avec un Csapa, installé à quelques centaines de mètres de ses locaux, le CHRS L’îlot Thuillier a par ailleurs intégré la problématique de l’alcool dans un accompagnement plus global. « Nous le mettons au même niveau que la recherche d’emploi, la santé ou l’alimentation. La boisson est un défi parmi d’autres sur lesquels nous devons travailler. On essaye même de la banaliser un peu, de la traiter comme une donnée de départ, un frein à l’emploi ou à l’insertion, sans la diaboliser outre mesure », précise le coordinateur social.
Très habituée à l’accompagnement de femmes en grande fragilité et alcooliques, l’équipe suit régulièrement des formations consacrées aux addictions. « Tous les travailleurs sociaux n’ont pas la même appréhension, la même connaissance de ce phénomène, reconnaît le professionnel. Certains vont avoir du mal à accepter les conséquences de l’alcool, se montrer un peu plus rigides et un peu moins empathiques. Ici, nous avons conscience qu’une femme alcoolisée n’est pas maîtresse de ses actes. Elle peut être agressive, dépressive, peut-être même violente. Il faut être prêt à accueillir cette problématique dans ses différentes manifestations. »
C’est l’accompagnement au long cours, jour après jour, qui permet à ces femmes de commencer à se livrer, d’admettre leur addiction et peut-être d’accepter une prise en charge thérapeutique. « Récemment nous avons accueilli une dame au profil très atypique : une ancienne cadre dans une entreprise, une directrice régionale, qui s’est retrouvée du jour au lendemain à la rue. On a constaté, au fil du temps, qu’elle avait un problème avec l’alcool, alors que cela ne se voyait pas du tout. Seule cette proximité au quotidien permet d’y travailler. »
Le besoin demeure criant de former les travailleurs sociaux et les professionnels de santé à reconnaître les signes d’une consommation pathologique, pour proposer le bon parcours de soins au public féminin. Empêtrées dans un sentiment de honte, habituées à se cacher ou à minimiser leurs maux, les femmes en difficulté avec l’alcool ne savent même pas parfois à qui en parler. « Il faudrait que cette question soit toujours posée d’emblée, comme pour le tabac, lors d’une consultation chez un généraliste ou un gynécologue, estime Elsa Taschini. Cela permettrait peut-être aux femmes de livrer leurs secrets dans l’intimité d’un cabinet avec un praticien qu’elles connaissent bien. C’est comme pour la sexualité : qui demande aux femmes si elles ont des douleurs ou si elles éprouvent du plaisir ? Personne. »