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Un défi pour les services publics

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Si l’on tend à mieux connaître les ressorts du non-recours qui peut atteindre jusqu’à 50 % selon les aides, la lutte contre le phénomène est encore loin d’être suffisante, tandis que celui-ci est renforcé par la dématérialisation et un accès dégradé aux guichets, y compris ceux des assistants de service social.

Un tiers des personnes éligibles au Revenu de solidarité active (RSA) ne le touchent pas. Ce taux grimpe à 49 % pour l’aide médicale d’Etat parmi des personnes étrangères pourtant souvent en mauvaise santé, selon l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes), et à 50 % pour le minimum vieillesse, d’après une récente étude de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Depuis quelques années les rapports et les avis se multiplient sur le non-recours aux minima sociaux, et rejoignent les observations des acteurs de terrain : environ 30 % des personnes accueillies par le Secours catholique et éligibles au revenu de solidarité active (RSA) n’en bénéficient pas. Pour les allocations familiales, le non-recours représente plus d’un quart des personnes accompagnées par l’association. Si cette situation peut potentiellement concerner toute personne à un moment de son parcours de vie, le non-recours est surreprésenté chez les populations en précarité ou en fragilité sanitaire. Le phénomène tend d’ailleurs à augmenter avec le temps, « surtout chez les ménages étrangers éligibles », révèle l’étude « Non-recours : une dette sociale qui nous oblige », co-réalisée par le Secours catholique et l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) en avril 2021.

Longtemps resté un angle mort des pouvoirs publics, le non-recours à ses droits fait désormais l’objet d’une prise en compte accrue. « Au moment de la création de l’Odenore en 2002, peu de personnes s’intéressaient à cette question en France. Les acteurs des politiques publiques nous regardaient avec des yeux presque désapprobateurs, se souvient Héléna Revil, docteure et chercheuse en sciences politiques, responsable scientifique de l’Odenore. Il était plus commun de se dire que notre système de protection sociale était très complet, et beaucoup focalisaient sur la fraude. On n’observait pas le système du point de vue des personnes concernées. Mais si on le fait en s’intéressant au non-recours, on note de fortes inégalités. La question a aujourd’hui fait un chemin très important. »

L’épreuve de la dématérialisation

Si la notion est souvent utilisée dans un sens restreint, renvoyant à une méconnaissance des aides auxquelles les personnes ont droit ou à un refus d’en faire la demande, ou par peur d’être stigmatisé socialement, le travail mené par l’observatoire a permis d’affiner la connaissance de ses mécanismes. Et d’intégrer deux autres causes de non-recours : la non-proposition – lorsque l’offre n’est pas connue des professionnels eux-mêmes ou que ceux-ci estiment à tort que le bénéficiaire n’est pas éligible – et la non-obtention en raison de démarches trop complexes à réaliser ou de dysfonctionnements.

Or, en raison de la dématérialisation des démarches administratives et de l’accès restreint aux guichets physiques des services publics, voire de leur fermeture dans certains territoires, les inégalités d’accès aux droits tendent à s’aggraver. 28 % des Français s’estiment peu ou pas compétents pour réaliser des démarches administratives en ligne, selon le rapport de la défenseure des droits « Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ? » paru en février 2022. 40 % des personnes non-diplômées, 22 % des personnes pauvres et 24 % des ménages bénéficiaires des minima sociaux n’ont pas d’accès à l’internet fixe à domicile, alors que ce n’est le cas que de 15 % de l’ensemble des Français. Sur près de 115 000 réclamations reçues par la défenseure des droits en 2021, l’écrasante majorité (91 000) concernait les services publics, contre 35 000 en 2014.

Parmi les autres catégories les plus impactées par la dématérialisation, on retrouve les personnes handicapées – seules 40 % des démarches en ligne sont accessibles –, les personnes âgées, les personnes détenues auxquelles l’accès à Internet est refusé, et les personnes étrangères. Contraintes de réaliser leurs démarches en ligne pour faire reconnaître un droit au séjour, ces dernières sont les usagers les plus « mis à l’épreuve de la dématérialisation des procédures administratives », et ont été touchées par un nombre important de dysfonctionnements structurels, indique encore la défenseure des droits. Le 3 juin 2022, le Conseil d’Etat a rappelé dans un avis l’obligation de prévoir une solution de substitution en cas d’impossibilité d’utiliser le téléservice « pour les démarches particulièrement complexes et sensibles », telles que les demandes de titre de séjour. Une « victoire » pour les organisations, parmi lesquelles la Cimade, le Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigré) et la Ligue des droits de l’Homme, qui avaient déposé un recours auprès de l’instance. Mais « qui risque d’être insuffisante en pratique en l’absence de réels moyens pour accueillir et accompagner l’ensemble des demandes de titres de séjour », rappellent-elles dans un communiqué diffusé le 9 juin 2022.

« La mise à distance des services publics est impressionnante, elle n’a jamais été négociée ni discutée, souligne Joran Le Gall, assistant de service social, président de l’Anas (Association nationale des assistants de service social). La part des personnes qui nous arrivent avec des demandes basiques qui auraient pu se régler à un guichet (demander la complémentaire santé solidaire, par exemple) progresse. » Selon lui, la question ne se résume pas à une méconnaissance des droits ou à des difficultés à se servir d’Internet, elle tient aussi à la complexité des démarches qui n’ont pas été pensées avec les bénéficiaires et à des services publics sous-dimensionnés. Surtout, il note un nombre important d’incohérences et de dysfonctionnements, comme l’impossibilité de faire certaines démarches depuis le portable. « Les personnes poussent la porte d’un service social parce que c’est le dernier recours, lorsque tout est devenu absurde, estime Joran Le Gall. Elles me disent : “Je n’y arrive plus, on me demande des papiers, je les envoie, on me les redemande, et il ne se passe rien.” La complexité et les longs délais avant de voir aboutir un dossier font que les gens laissent tomber. » Mais pour les minima sociaux, qui fonctionnent comme un filet de sécurité, le non-recours a des conséquences particulièrement sévères et cumulatives : l’accès au RSA facilite le droit aux aides personnalisées au logement (APL), à une aide aux transports… « Si vous ne recouvrez pas vos droits, vous chutez plus vite », résume-t-il.

Des guichets « France services »

Prenant acte des situations de non-recours, l’Etat a labellisé, en mars 2022 plus de 2 000 maisons France services « dans les territoires particulièrement éloignés du service public », et des bus France services iront sillonner les départements. Après de nombreuses vagues de réduction des guichets physiques, « c’est le retour du service public au cœur des territoires », peut-on lire sur les sites des différents ministères concernés (Cohésion des territoires, finances…). Ces espaces, où travailleront des agents formés pour apporter des réponses « de premier niveau », pour accompagner au numérique et aux demandes administratives (renouvellement des papiers d’identité, carte grise, impôts), soulèvent pourtant déjà plusieurs points d’alerte. Les zones blanches ou grises où la couverture Internet est beaucoup plus faible (80 % de couverture de la fibre en zones urbaines et périurbaines, contre 30 % en zones rurales et de montagne) ne semblent pas avoir été prises en compte dans les choix d’implantation. « La valeur ajoutée du service offert par ces lieux d’accueil dépendra également des politiques conduites par les organismes partenaires (administrations publiques, caisses de sécurité sociale) », prévient la défenseure des droits. Alors que dans certains départements, les associations signalent que des organismes de sécurité sociale « refusent de prendre en charge une partie des démarches à leurs guichets et renvoient les assurés vers les maisons France services, voire, sur certains territoires, ferment encore des guichets, comptant sur France services pour prendre en charge la relation à l’usager ».

Des progrès en pointillé

Quant au principe « Dites-le nous une fois », instauré par la loi « pour un Etat au service d’une société de confiance » du 10 août 2018, afin de faciliter l’accès aux droits, il reste dans les faits peu mis en œuvre. « Il y a un peu plus d’institutions qui vont croiser les données avec leurs voisines, mais on a encore tendance à demander et redemander certaines informations aux personnes », remarque Héléna Revil. Même constat pour le « droit à l’erreur » : de nombreuses personnes restent « effrayées » par les démarches en ligne, après avoir fait une erreur et s’être retrouvées face à une suspension de droits. « On a sédimenté beaucoup de dispositifs, d’aides. On a tellement voulu cibler les catégories de personnes éligibles à telle ou telle aide, et multiplié les conditions d’accès, qu’on a compliqué à outrance. Si l’on veut simplifier le système en profondeur, plusieurs années seront nécessaires », explique la chercheuse.

Parmi les avancées notables, Héléna Revil relève les missions « accompagnement santé » des caisses primaires d’assurance maladie qui permettent de repérer de manière partenariale des personnes qui renoncent à des soins, à leur droit à une complémentaire santé, et de leur proposer un accompagnement individualisé. En mars 2022, les Caisses nationales des allocations familiales et d’assurance maladie ont signé un accord-cadre de coopération et d’expérimentations communes pour proposer des accueils coordonnés et « construire des modalités d’échanges de données ». D’autres récentes réformes sont venues simplifier les démarches, comme la fusion de la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) avec la complémentaire santé ou l’automatisation de l’ouverture des droits à la complémentaire santé pour les bénéficiaires du RSA.

A plus grande échelle, l’automatisation des aides peut-elle permettre de lutter efficacement contre le non-recours ? Pour Héléna Revil, comme pour le président de l’Anas, l’automatisation ne suffira pas. D’abord parce qu’il faut permettre aux personnes de pouvoir refuser cette attribution, mais aussi parce qu’elle pourrait faire l’impasse sur les situations difficiles. « Il faut que les dossiers restent évalués par des personnes », souligne Joran Le Gall, qui rappelle le manque global d’assistants de service social et les délais importants pour obtenir un rendez-vous. « Ce qu’il manque à mon sens, ce sont ces espaces où l’on peut pousser la porte quand on a une difficulté. C’est cet accueil inconditionnel, sans objet, qui tend à se perdre. »

De son côté, la responsable scientifique de l’Odenore plaide pour que la notion de non-recours serve de levier pour une amélioration du fonctionnement de l’attribution des aides et des services publics y afférents : « A partir du moment où l’on met une aide ou un service en place, il serait pertinent d’intégrer la question du non-recours et de contrôler a minima si les personnes en bénéficient effectivement. » Si les constats sont globalement posés, Héléna Revil regrette le manque de connaissances territorialisées et de possibilité de partager sur ce qui se pratique localement ou dans d’autres pays. « L’ONU est en train de ficeler un rapport sur le non-recours au niveau mondial, précise-t-elle. Peut-être que ce document fera du bruit et sera un moteur pour aller plus loin. »

30 % de non-recours en Europe

Le non-recours est également un phénomène « durable et d’ampleur » en Europe, selon une étude de la Drees, réalisée en partenariat avec l’Odenore et publiée le 15 mars 2022. Dans les cinq pays observés (Allemagne, Belgique, Finlande, Royaume-Uni, Pays-Bas) ayant des niveaux de protection sociale proches, le non-recours au revenu minimum atteint fréquemment des niveaux supérieurs à 30 %. Complexe à quantifier, la mesure du non-recours aboutit, dans chacun de ces pays, « principalement à des ordres de grandeur du phénomène plutôt qu’à une mesure précise ». La Drees propose ainsi d’élargir « le champ d’investigation » des estimations en abordant notamment les masses financières non dépensées pour ces aides et le non-recours cumulatif à différentes aides et services. Elle invite aussi à prendre en compte le point de vue des publics concernés et à les impliquer dans les démarches de production des données pour nourrir la compréhension de ces phénomènes.

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