L’accès pour tous aux services bancaires apparaît comme un des moyens de lutte contre la précarité et l’exclusion sociale. Un droit qui n’allait pas de soi puisqu’il a fallu attendre la loi du 24 janvier 1984 relative à l’activité et au contrôle des établissements de crédit pour que le « droit au compte » soit détaillé dans le droit français et qu’il devienne un des piliers de l’inclusion bancaire. Mais la pratique et la loi n’allant pas toujours de pair, nombre de voix se sont régulièrement élevées pour dénoncer le caractère relatif de ce droit concernant plusieurs catégories de citoyens, au premier rang desquelles les interdits bancaires, les personnes en situation de surendettement…
C’est tout l’objet du décret n° 2022-347 du 11 mars 2022 que de simplifier en conséquence le recours à la Banque de France pour les personnes dépourvues de compte de dépôt et qui ne peuvent en obtenir un auprès des établissements qu’elles ont sollicités. Et Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, des Finances et de la Relance, dans un communiqué du 13 juin 2022, de fixer les ambitions : « L’accès à des services bancaires est aujourd’hui le préalable d’une pleine insertion économique et sociale. Si la procédure de droit au compte permet chaque année à près de 30 000 personnes de bénéficier d’un compte bancaire, elle se révèle encore parfois longue et complexe à mettre en œuvre. Fruit d’un an de travail rassemblant l’ensemble des acteurs concernés, ce décret renforcera l’inclusion des plus vulnérables en permettant à chaque Français qui en a besoin d’accéder à un compte bancaire. »
Notre dossier retrace l’évolution de l’accès à un compte bancaire, depuis la loi de 1984 et les pratiques bancaires parfois peu favorables aux personnes socialement précarisées, jusqu’aux innovations apportées par le décret du 11 mars 2022 pour une simplification et un exercice réel et plus rapide du « droit au compte », entré en vigueur le 13 juin dernier et qui modifie les dispositions du code monétaire et financier.
La procédure de droit au compte a été introduite par l’article 58 de la loi n° 84-46 du 24 janvier 1984 (code monétaire et financier [C. mon. fin.], art. L. 312-1 et R. 312-6 à D. 312-8-25 : « Droit au compte »).
Elle donne la possibilité de saisir la Banque de France en cas de refus d’ouverture d’un compte de dépôt par un établissement de crédit. Ce droit est ouvert, sous réserve d’être dépourvue d’un compte de dépôt en France :
• à toute personne physique ou morale domiciliée en France ;
• à toute personne physique de nationalité française résidant hors de France ;
• à toute personne physique n’agissant pas pour des besoins professionnels résidant légalement sur le territoire d’un autre Etat membre de l’Union européenne.
Une fois saisie, la Banque de France est tenue de désigner – dans le délai de 1 jour ouvré – un autre établissement ayant l’obligation de lui ouvrir gratuitement un compte de dépôt associé à des services bancaires de base.
A titre de rappel, le décret ne réformant pas ce qui suit, le droit au compte permet de bénéficier gratuitement d’un certain nombre de services, quel que soit l’établissement bancaire.
La banque désignée par la Banque de France dans le cadre du droit au compte est tenue de fournir gratuitement à toute personne physique – ou morale – domiciliée en France les « services bancaires de base » suivants (C. mon. fin., art. D. 312-5 et D. 312-5-1) :
• l’ouverture, la tenue et la clôture du compte ;
• un changement d’adresse par an ;
• la délivrance à la demande de relevés d’identité bancaire (RIB) ;
• la domiciliation des virements bancaires ;
• la fourniture mensuelle d’un relevé des opérations effectuées sur le compte ;
• l’encaissement de chèques et de virements bancaires ;
• les paiements par prélèvement SEPA, titre interbancaire de paiement SEPA ou virement bancaire SEPA, ce dernier pouvant être réalisé aux guichets ou à distance ;
• des moyens de consultation à distance du solde du compte ;
• les dépôts et les retraits d’espèces au guichet ou aux distributeurs automatiques de l’établissement bancaire teneur de compte ;
• une carte de paiement à autorisation permettant notamment le paiement d’opérations sur Internet et le retrait d’espèces dans l’Union européenne ;
• 2 chèques de banque par mois ou autre moyen de paiement équivalent offrant les mêmes services ;
• la réalisation des opérations de caisse.
Ces services de base ne comprennent ni la délivrance d’un chéquier ni une autorisation de découvert.
Le principe est que l’établissement bancaire demeure toujours libre de refuser de contracter avec le demandeur et, par conséquent, d’autoriser ou non l’ouverture d’un compte. Simplement, ledit établissement, consécutivement au refus de l’ouverture d’un compte, a l’obligation de fournir au demandeur une attestation de refus, sous différentes formes (ex. : courrier, mail…), dans un délai de 15 jours à compter de la date de l’avis de réception, ou du dépôt en main propre par le demandeur, au guichet, d’une demande d’ouverture de compte.
Dans son attestation de refus d’ouverture de compte, l’établissement bancaire doit communiquer au demandeur le motif du refus, et lui indiquer qu’il peut bénéficier d’un compte de dépôt en saisissant la Banque de France afin qu’elle lui désigne un autre établissement.
C’est précisément cette attestation de refus qui doit être impérativement transmise à la Banque de France – par lettre recommandée avec accusé de réception.
L’attestation constitue alors le préalable incontournable à la saisine de la Banque de France. Cette dernière, une fois en possession de ce document, est tenue de désigner un autre établissement bancaire, contraint à l’ouverture d’un compte.
Après la loi de 1984, la pratique bancaire a freiné, à des degrés divers, l’ambition d’un droit au compte pour tous. Il s’agit d’un cas typique d’un dispositif légal ou réglementaire a priori solide mais empêché de donner toute sa mesure en raison de l’inertie, voire des résistances, des acteurs socio-économiques.
Malgré le dispositif légal réglementant ce droit, certaines banques ont refusé de délivrer la preuve de leur refus, privant le demandeur de l’attestation préalable à l’intervention de la Banque de France. Cette absence de délivrance de la preuve de leur refus a des origines diverses : omissions, négligences, et certainement également le fait que : « Les banques privées estiment que les clients en situation de fragilité financière leur font perdre du temps en termes de paperasse administrative et ne leur apportent pas d’argent » (Libération, 18 juin 2022, propos du président de France Conso Banque, association nationale de consommateurs).
C’est ce constat d’effets pervers engendrés par l’inertie des établissements bancaires qui a motivé l’élaboration du décret du 11 mars. La philosophie et l’architecture du droit au compte figurant dans le code monétaire et financier demeurent les mêmes à la suite dudit décret, mais le silence gardé par l’établissement qui aurait refusé l’ouverture d’un compte bancaire n’a plus le même sens ni les mêmes conséquences.
Le décret du 11 mars 2022 comporte peu d’articles mais ses implications pratiques sont notables.
Le décret apporte une modification majeure au droit au compte en l’enrichissant d’un système de « refus implicite ». Comme indiqué ci-avant, la pratique a montré qu’il pouvait être long et fastidieux – parfois vain – d’obtenir une attestation de refus par un établissement bancaire.
Dorénavant, la remise d’une attestation de refus n’est plus un préalable à la saisine de la Banque de France. Si après avoir émis le souhait d’ouvrir un compte auprès d’un établissement bancaire, la personne ne reçoit pas de réponse dans les 15 jours, l’établissement ayant conservé le silence, elle peut alors saisir la Banque de France pour faire valoir son droit de compte bancaire sans que l’absence de la présentation de l’attestation de refus soit une entrave : « Le silence gardé par un établissement de crédit pendant un délai de 15 jours à compter de la date de l’avis de réception, ou du dépôt en main propre par le demandeur, au guichet, d’une demande d’ouverture de compte, est considéré comme un refus d’ouvrir le compte » (C. mon. fin., art. R. 312-6-1, al. 1er).
Le demandeur aura simplement, lors de la saisine de la Banque de France, l’obligation de produire la preuve d’une demande d’ouverture d’un compte de dépôt couplé à des services bancaires afférents : accusé de réception de la lettre recommandée adressée à l’établissement, récépissé de dépôt en main propre de la demande… Dans le délai de 1 jour ouvré suivant sa saisine, la Banque de France procède à la désignation d’un établissement bancaire proche du domicile du demandeur ou du lieu de son choix.
A noter : Un mineur non émancipé, théoriquement incapable juridiquement, contrairement à un mineur émancipé, peut néanmoins bénéficier de la procédure du droit au compte si les conditions suivantes sont réunies :
• être âgé de plus de 16 ans ;
• exercer une activité salariée ou percevoir une bourse d’études ou tout autre revenu requérant un compte bancaire ;
• signature du formulaire de demande de droit au compte par l’administrateur légal (père, mère, tuteur).
Outre la création d’un système de « refus implicite » d’ouverture d’un compte bancaire, le décret apporte d’autres modifications gravitant autour de l’intérêt du demandeur à disposer d’un compte. Citons deux innovations :
• d’une part, l’obligation nouvelle pour tous les établissements bancaires d’informer la Banque de France des motifs de refus d’ouverture de compte et de résiliation de toute convention de compte de dépôt par lesdits établissements bancaires (C. mon. fin., art. R. 321-8-1) ;
• d’autre part, un délai de 3 jours au maximum est créé pour que l’établissement bancaire désigné par la Banque de France informe le client des pièces justificatives nécessaires à l’ouverture du compte (C. mon. fin., art. R. 312-7).
A noter : Un arrêté du 31 juillet 2015 fixe la liste des pièces justificatives pour l’exercice du droit au compte auprès de la Banque de France. Ainsi, doivent être jointes à la demande les pièces telles que, pour une personne physique, la copie recto verso d’un justificatif d’identité délivrée par une administration publique (ex. : carte nationale d’identité…), la copie d’un justificatif de domicile (ex. : quittance de loyer, factures type EDF…), « la lettre de refus d’ouverture de compte établie par l’établissement de crédit qui a refusé d’ouvrir un compte de dépôt au demandeur ou, le cas échéant, l’accusé de réception de la lettre recommandée ou de la preuve du dépôt en main propre de la demande d’ouverture de compte, datant de plus de 15 jours » (art. 1, 3°)…
Un travailleur social œuvrant dans un conseil départemental, un centre communal d’action sociale, une caisse d’allocations familiales, une association… peut transmettre directement à la Banque de France la demande d’exercice du droit au compte au profit d’une personne en difficulté. On notera les étapes clés suivantes de cette demande :
• s’assurer préalablement que la personne accompagnée remplit les conditions pour bénéficier du droit au compte (ex. : domiciliation, absence de compte bancaire et refus d’ouverture émanant d’une banque, y compris un refus implicite) et dispose des justificatifs nécessaires pour exercer son droit ;
• remplir un formulaire de demande d’exercice du droit au compte – disponible sur le site www.particuliers.banque-france.fr –, signé par la personne accompagnée ;
• transmettre le formulaire complété, accompagné des justificatifs nécessaires, le jour même par courrier recommandé ou par remise au guichet à l’unité de la Banque de France la plus proche, les éléments pouvant en outre être transmis au point de contact dédié créé par la Banque de France :
La Banque de France procède alors, après vérification des justificatifs transmis, à la désignation d’un établissement de crédit tenu d’ouvrir le compte. Le demandeur et l’établissement désigné sont informés de cette désignation par un courrier de la Banque de France. A réception dudit courrier, la banque désignée doit notifier sous 3 jours au demandeur la liste des pièces nécessaires à l’ouverture du compte ainsi que le nom et les coordonnées de l’agence désignée (voir ci-contre, les autres innovations du décret), un rendez-vous étant généralement nécessaire. A réception du dossier complet, la banque désignée procédera après un nouveau délai maximal de 3 jours à l’ouverture du compte (sources : banque-france.fr).
Entre 2009 et 2021, l’exercice du droit au compte a connu diverses fortunes. D’après la Banque de France, entre 2009 et 2015, le nombre de banques désignées par celle-ci a connu une croissance assez nette (33 673 désignations de banques au profit de personnes rencontrant des difficultés à bénéficier d’un compte de dépôt en 2009 contre 68 775 en 2015). En 2021, ce chiffre est retombé à 34 594. Les explications à cette décrue sont multiples, selon l’Observatoire de l’inclusion bancaire. Dans son rapport annuel pour 2020, ce dernier pointe en premier lieu la mise en place de l’offre spécifique « clientèle fragile » – qui est, depuis 2014, une offre bancaire spécifique disponible pour les personnes en situation de fragilité financière afin de limiter les frais en cas d’incident de paiement. Ensuite, le développement de nouveaux comptes de paiement alternatifs, proposés par des établissements de paiement ou des banques agréées par les autorités bancaires d’autres pays européens (ex. : compte Nickel, banques en ligne N26 et Revolut, Orange Bank…) permet de disposer d’une carte de paiement sans recourir à une banque traditionnelle.
Enfin, l’hypothèse de la lassitude – et de l’ignorance de ce droit – de nombreuses personnes fragilisées socialement n’exerçant pas le droit au compte bancaire, ce qui n’est pas sans rappeler le phénomène du non-recours en matière de prestations sociales (voir ce numéro page 6).
Fin 2020, 3,8 millions de personnes en France étaient dans une situation de « fragilité financière », selon l’observatoire.