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Jeunes en rupture : quand fin du monde rime avec fin du mois

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Anthony Coutanceau, encadrant technique (à droite), et Etienne lors de la fabrication d'un tipi prévu pour un festival

Crédit photo Christian Bellavia
Chaque année, en France, près de 100 000 jeunes sortent du système scolaire sans diplôme et en perte de sens ou de repères. En parallèle, l’Agence de la transition écologique (Ademe) estime qu’un million d’emplois devraient être créés dans le secteur de la transition écologique d’ici à 2050. C’est pour répondre au double défi de la crise sociale et de la crise écologique que s’est créé le réseau des écoles Etre.

Dans le bruit assourdissant des machines, un casque vissé sur les oreilles, Lisiane se concentre sur le tronçon de bois recyclé qu’elle fait glisser entre ses doigts et la scie mécanique. « J’essaie de réaliser des traverses basses pour des pieds de table », explique-t-elle en haussant la voix. La jeune fille sourit. C’est la première fois qu’elle fabrique une telle pièce, mais après neuf mois de formation au sein de l’école Etre (Ecole de la transition écologique), elle a déjà emmagasiné énormément de nouveaux savoir-faire.

Si Lisiane ne peut pas être qualifiée de décrocheuse scolaire – à 18 ans, elle termine le lycée en obtenant son bac littéraire –, elle estime rapidement ne pas être faite pour les longues études. « Disons que l’école, je n’ai jamais trop compris, jamais trop apprécié, jamais beaucoup été », assume-t-elle d’un sourire malicieux. Entre deux coups de visseuse, elle souffle : « Mais j’ai réussi à obtenir mon bac et la paix de mes parents, donc j’ai arrêté. J’ai envisagé de m’inscrire à la fac, mais une fois devant les bâtiments, je n’ai pas pu. » Après un service civique et une préqualification aux métiers de l’environnement au sein de l’association 3PA, acronyme de « penser, parler, partager, agir », la jeune femme de 21 ans réalise qu’« il existe beaucoup plus de possibilités que pompier, policier ou astronaute » et s’inscrit au titre professionnel de menuisier agenceur pour apprendre à « faire des choses de ses propres mains ».

C’est en 2017 que le premier établissement du réseau Etre a ouvert ses portes au cœur de Bordanova, un « tiers-lieu rural » de 3 000 m2 aux allures de grande ferme, perdu à la frontière entre le Gers et la Haute-Garonne, à 45 kilomètres au sud-ouest de Toulouse. Adossé à l’association 3PA, spécialisée dans l’éducation et la formation à l’environnement et au développement durable, ce lieu a pour objectif de proposer des formations gratuites pour les jeunes de 16 à 25 ans autour des métiers verts et manuels. L’école de Lahage (Haute-Garonne) accueille ainsi une dizaine d’élèves venus se former à la menuiserie ou au maraîchage.

En short et t-shirt, les boucles ébouriffées et une stature dépassant presque d’une tête les jeunes pousses qui l’entourent, Anthony Coutanceau est encadrant technique. Menuisier de formation, il anime aujourd’hui deux dispositifs : un parcours de découverte des métiers verts, d’une durée de onze jours, et le « Révélaction », programme destiné à faire découvrir pendant huit semaines plusieurs métiers, de la couture au maraîchage, en passant par le travail du bois recyclé. « Il s’agit d’un tremplin, comme une préformation lors de laquelle on touche un peu à tout », détaille le salarié. « Nous travaillons essentiellement avec des publics en remobilisation, mais on préfère parler de jeunes “en transition” », précise-t-il, en insistant sur son rôle : leur redonner confiance et favoriser « l’apprentissage par le faire ». A l’Ecole de la transition écologique, l’objectif n’est pas le diplôme en tant que tel. Les encadrants prônent en effet une pédagogie et un modèle éducatif moins stricts que dans le système scolaire classique.

Apprentissage par le « faire »

A 22 ans, Etienne est lui aussi allé jusqu’au bac, avant de s’engager dans l’armée. Trois années et une fin de contrat plus tard, le Covid le cueille sans projet ni perspective. « J’ai un peu raté ma transition vers le civil, mais à ce moment-là j’ai eu beaucoup de temps pour réfléchir à ce que je voulais faire de ma vie », raconte le jeune homme. Orienté vers 3PA par Pôle emploi et la mission locale, il s’inscrit en mars au dispositif du « Révélaction ». Pendant deux mois, il apprend à bêcher, s’initie au procédé de lacto-fermentation, passe derrière les fourneaux et la machine à coudre. Au programme du jour : la finalisation d’un tipi, qu’ils ont fabriqué de toutes pièces à l’occasion d’un festival qui doit se dérouler au mois de juillet. « Je trouve ça beaucoup plus utile que ce qu’on ferait en lycée technique. Ici, tout ce qu’on réalise va directement servir à quelqu’un ou à quelque chose », lâche le vingtenaire. Surtout, son projet s’est affiné et, contrairement à ses choix passés, Etienne estime qu’il sait désormais ce qu’il veut faire de sa vie : passer le brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur (Bafa), puis se former, à son tour, aux métiers de l’insertion : « D’une certaine manière, ce que je vis ici me permet de connaître l’envers du décor, si je veux devenir éducateur ou encadrant. »

En contrebas, à quelques dizaines de mètres de l’atelier bois, Jérôme Piolet Milhaud est parti couper la pompe qui irrigue le jardin potager. Encadrant technique en maraîchage agro-écologique, il supervise ce jour-là un seul élève, Besher, un jeune en situation de handicap. Ensemble, ils vont passer la matinée puis une partie de l’après-midi à préparer le sol avant de planter les prochaines graines. Pour son premier jour de stage, Besher s’applique à imiter les gestes de Jérôme. Il a été orienté vers l’association par son accompagnante sociale au sein de l’Epnak (Etablissement public national Antoine Kœnigswarter), destiné aux adultes en situation de handicap. « C’est mon deuxième stage, ça doit m’aider à avancer pour trouver un métier », explique fièrement le jeune homme. Comme lui, l’école Etre accueille près de 25 % de personnes en situation de handicap, plus ou moins visible et pas toujours identifié, auprès de la MDPH (maison départementale des personnes handicapées). Pour le reste, les petits groupes d’élèves sont composés à 80 % de jeunes en « transition » (décrochage, déscolarisation) et à 20 % de personnes en reconversion professionnelle. Les formations sont gratuites pour tous, les écoles étant principalement financées par des subventions publiques de la région et par la Fondation Nicolas Hulot.

A l’origine, l’association 3PA a vu le jour dans les quartiers populaires de Toulouse. Son fondateur, Frédéric Mathis, dispensait alors des ateliers d’éducation à l’environnement auprès des jeunes. « Mais, très vite, on s’est rendu compte que c’était compliqué de parler de nature et de préservation de la biodiversité au milieu du béton », analyse Mathilde Loisil, présidente du réseau des écoles et codirectrice de 3PA. La décision est alors prise de s’éloigner géographiquement de la ville tout en cherchant à toucher le public initial. « C’est vraiment notre sujet de vigilance : faire converger les enjeux de transition écologique et de précarité sociale, et donc faire de l’écologie du quotidien, en priorité pour les personnes les plus éloignées de l’emploi », assure la codirectrice. Pour appuyer ses propos, elle mentionne la cuisine solidaire présente sur le site, qui propose des repas à 2 € sur la base d’invendus alimentaires et de légumes cultivés sur place. « Désormais, nous touchons autant des jeunes issus des quartiers prioritaires de la ville que des jeunes de notre campagne qui connaissent des problématiques de mobilité et d’éloignement, ou encore des jeunes en questionnement ou en reconversion », ajoute-t-elle. Le public cible, ce sont notamment les 100 000 jeunes qui sortent du système scolaire sans diplôme. « Surtout que l’on sait que des millions d’emplois sont en train de se créer. Aujourd’hui, il faut dépasser le stade de la prise de conscience pour passer à l’action et former à des compétences spécifiques en lien avec la transition écologique », insiste Mathilde Loisil.

Transition écologique et sociale

Pour autant, aux yeux des jeunes en question, faire de l’écologie une priorité n’est pas toujours une évidence. Accroupie sur une toile de tissu qu’elle découpe soigneusement, Laurie reconnaît que sa présence ici est plutôt due au hasard. « C’est vrai qu’au départ il n’y a pas grand-chose qui m’intéressait…Sincèrement, l’écologie et moi, ça fait deux », avoue-t-elle, un sourire en coin. Mais, à 21 ans, Laurie a un CAP vente et pas de travail. « Le Covid a rendu tout très difficile. J’ai galéré, alors je suis venue pour voir d’autres choses, découvrir d’autres métiers, me former différemment », explique la jeune femme, désormais assise devant la machine à couture. « Et je commence à devenir écolo, je comprends mieux l’intérêt de protéger l’environnement, de respecter la nature », affirme Laurie. « C’est très symbolique : en revalorisant la récup’, la réparation, le travail manuel, on se répare un peu soi-même », ajoute Christine Berlin, conseillère en insertion professionnelle. Salariée de l’association 3PA, elle préfère cependant le titre d’« accompagnatrice de projet ». « Pour la plupart, ce sont des jeunes en transition qui vont passer par plusieurs étapes avant l’emploi », expose-t-elle doucement.

Concilier fin du mois et fin du monde implique en effet de ne pas se concentrer sur le seul rapport au travail. Comme tous les jeunes qui transitent par l’association, Etienne, Laurie et Lisiane sont suivis par Christine Berlin. En amont, la conseillère s’occupe du recrutement et rencontre les différents partenaires sur le territoire : la mission locale, Pôle emploi, l’aide sociale à l’enfance, la protection judiciaire de la jeunesse ou encore la mission de lutte contre le décrochage scolaire. « Je leur explique qu’il existe un autre moyen de se former pour ces jeunes qui se trouvent parfois dans des situations de rupture pas uniquement scolaire et qui connaissent parfois de grandes difficultés financières et psychologiques. »

Une fois les jeunes inscrits dans l’une des formations, Christine Berlin établit une feuille de route au cas par cas, consistant à réaliser un état des lieux sur le logement, l’accès au droit commun, aux ressources financières, puis à fixer des objectifs en fonction des attentes de chacun. « Moi, ça m’a appris la rigueur et le travail en équipe. Mais en fait on apprend beaucoup plus que des compétences techniques », abonde à son tour Mélanie. Aujourd’hui diplômée de la formation de menuiserie dispensée par l’école, elle a fait partie de la première promotion du CAP. « C’était important dans mon parcours de trouver un lieu qui correspondait à mes valeurs. Je ne me voyais pas passer deux ans dans une école qui forme à la chaîne. Ici, on croise autant des jeunes en réinsertion qu’en reconversion. Au niveau social, je crois que ça a un vrai impact », complète l’ancienne élève, qui se destine désormais à une spécialisation en charpente maritime.

Depuis 2018, l’école de la transition écologique de Lahage a formé près de 160 jeunes. Après sa création, sept autres pôles de formation ont éclos en France, en lien avec les besoins et particularités de chaque territoire : à Lahage, la menuiserie et le maraîchage ; à Montarnaud (Hérault), l’assainissement naturel, l’agriculture biologique et les panneaux solaires ; à Argentonnay (Deux-Sèvres), la rénovation écologique ; à Paris, la recyclerie et les métiers du vélo… « S’il est difficile d’établir des critères de réussite, les chiffres les plus parlants, à mon sens, sont les suivants : aujourd’hui, plus de 75 % des jeunes sortant de nos écoles poursuivent dans des métiers liés à la transition écologique, et 70 % retrouvent un emploi ou repartent vers de la formation », appuie Mathilde Loisil. Fière de ces résultats, l’association ambitionne désormais de faire essaimer son modèle pour atteindre une école par région d’ici à cinq ans.

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