« La crise sanitaire a révélé plus que jamais à la fois les ressources et les fragilités du système de santé et des politiques de solidarité. Nous sommes nombreux sur le terrain à constater une forme d’inefficacité ou d’inefficience de ces politiques publiques alors même que les enjeux n’ont jamais été aussi cruciaux et les objectifs ambitieux. La complexité de compréhension et d’articulation de ces dernières a trop souvent pour conséquence des contradictions et des antinomies qui ne peuvent être résolues par des injonctions, souvent paradoxales.
Nous devons nous poser la question de l’orchestration de ces champs d’intervention pluriels, le sanitaire, le social, le médico-social, répartis sous différentes administrations déconcentrées ou décentralisées de l’Etat. S’il est impératif de les relier pour véritablement penser et mettre en œuvre la notion de “parcours gradué et coordonné”, il est pour autant indispensable de conserver des identités professionnelles expertes selon les environnements de travail, les besoins évalués et les demandes des usagers. Aussi, si l’hôpital a bénéficié de réformes fondamentales, avec pour point d’orgue la loi de modernisation de notre système de santé du 26 janvier 2016, le secteur médico-social n’a jamais véritablement été réformé en profondeur, les lois du 2 janvier 2002 et du 11 février 2005 étant centrées principalement sur les droits des usagers et sur la qualité de l’accompagnement.
Actuellement, la pénurie de professionnels ne peut s’analyser par la seule nécessité d’une convention collective unique qui deviendrait le graal, la réponse à tous nos maux. Il est question de re-connaître le sens de l’action sociale très largement défini et éprouvé, plus que d’en re-donner, d’en re-définir le sens. Les professionnels de terrain, qui ne sont ni des faiseurs de loi, ni des intellectuels hors sol, gardent des pratiques professionnelles éclairées à la condition que les concepts ou les notions médico-sociales ne soient pas réinventées selon un cycle de révolution décennale. Attention, en effet, aux fausses innovations qui ne sont souvent qu’une nouvelle manière de dire autrement ce qui a déjà été pensé et fait. Il est temps de rassembler les morceaux d’un puzzle dont certaines pièces sont sûrement à refabriquer pour coller à l’actualité du XXIe siècle. Ainsi, s’il est bien question ici de transformer l’offre médico-sociale, en proposant un modèle hybride, basé sur la conservation des fondamentaux du secteur et sur le principe d’inclusivité des plus vulnérables, c’est avant tout la société qui doit l’être.
Le néo-libéralisme social est-il pour autant né ? L’incapacité de nos administrations à réguler le marché de l’offre et de la demande est masquée par un discours volontariste de laisser les acteurs s’organiser entre eux. Nous pourrions croire en tirer des bénéfices mais ce serait oublier le jeu des lobbies qui œuvrent derrière le rideau. Pourquoi selon-vous le “cure” est-il considéré comme essentielle et le “care” comme secondaire ? La réponse est certainement dans la représentativité de nos députés exerçant une profession de santé (tous corps confondus), qui sont la catégorie professionnelle la plus importante à l’Assemblée nationale (11 % entre 2017 et 2022).
A titre d’exemple, en tant qu’ancien directeur d’hôpital, et désormais directeur d’une association œuvrant dans le champ du handicap, je me suis souvent demandé pourquoi la transformation de lits en places est aisée pour le sanitaire alors que le secteur médico-social n’est pas autorisé à faire reconnaître des plateaux techniques de soins. Le manque de porosité du code de l’action sociale et des familles avec le code de la santé publique, la limitation comptable du cadre économique liée à une fongibilité budgétaire, le manque de processus d’acculturation… ne permettent nullement le décloisonnement tant annoncé. Plutôt que de rechercher une véritable complémentarité, réfléchie selon une approche multi-calques, prenant en compte des indicateurs sociaux, économiques, démographiques, territoriaux, épidémiologiques, etc., nos administrations restent figées dans une approche en silos.
Reconnaissons toutefois que la nomination de Brigitte Bourguignon au poste de ministre de la Santé et de la Prévention nous permet de penser qu’au plus haut sommet de l’Etat, une prise de conscience existe sur le fait qu’il ne faut pas forcément être médecin ou fille de médecin pour porter ce ministère. Cette approche ne s’applique visiblement pas au ministère des Solidarités, de l’Autonomie et des Personnes handicapées qui semble trouver sa légitimité dans l’expertise d’usage.
Pour sortir de l’ornière, je propose aux futurs députés reconduits et aux nouveaux députés élus, de réfléchir à une loi de modernisation des politiques des solidarités dans laquelle serait repensé le secteur médico-social dans une approche globale. Car ce secteur tire sa richesse d’être à la croisée de plusieurs dynamiques d’accompagnement et de prise en charge, du sanitaire et du social. N’oublions pas que le trait d’union qui existe entre le médical et le social est la seule réponse qui évite à la fois le “trop médicalisation” et le “pas assez social”.
Nous pourrions prendre exemple sur le travail remarquable de la députée Stéphanie Rist, qui, à travers la loi qui porte son nom du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé, vise à l’améliorer par la confiance et la simplification.
J’affirme qu’il est l’heure pour notre secteur de bénéficier d’une loi organique d’une qualité encore supérieure à la loi d’orientation du 30 juin 1975, posant le bien-être des citoyens comme droit fondamental. En effet, si nous avons toujours su nous adapter à notre environnement politique, sanitaire, économique et social, en situant les personnes dites “vulnérables” au cœur de leur projet de vie, nous arrivons aux limites d’un modèle éprouvé. Il faut mettre à plat un ensemble de sujets devenus inadéquats, et oser faire des propositions ambitieuses et courageuses :
• intégrer dans chaque ministère la notion de vulnérabilité du citoyen ;
• donner au ministre des Solidarités, de l’Autonomie et des Personnes handicapées un pouvoir décisionnaire sur le ministère de l’Education nationale et de la Jeunesse sur l’enseignement des élèves en situation de handicap pour faire appliquer la loi républicaine d’une école pour tous, et sur le ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion ; ou que la Première ministre garantisse le droit à l’égalité des chances (loi du 11 février 2005) ;
• établir un nouveau modèle de tarification : proposition d’une dotation modulée à l’activité (DMA) en complément d’une dotation annuelle de financement (DAF). La DAF doit sécuriser l’existant pour 95 % et la DMA apporter une variable d’ajustement basée sur l’évaluation d’indicateurs de performance des activités sociales et économiques ;
• repenser les organisations de travail qui doivent être agiles et souples, adaptées aux nouvelles formes d’accompagnement en prenant en compte la notion de territoire de proximité (bassin de vie/emploi) tout en garantissant la qualité de vie au travail ;
• évaluer les activités : mesurer sans instrumentaliser et en prenant en compte les zones grises du médico-social, l’entre-deux n’étant pas perceptible par des tiers non initiés. Le référentiel de la Haute Autorité de santé ne doit pas être le duplicata de la certification hospitalière ;
• aboutir à une convention collective unique pour réunir tous les acteurs du médico-social ;
• imposer la signature de l’ensemble des parties prenantes au contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens : agence régionale de santé, conseil départemental, Education nationale, conseil régional ;
• missionner le médico-social en tant que délégataire de service public et participant à l’intérêt général, et faisant valoir le care comme essentiel et complémentaire du cure ;
• réfléchir à une approche croisée sur la perte d’autonomie des personnes en situation de handicap et des personnes âgées ;
• retirer la majorité administrative des personnes en situation de handicap (20 ans) pour s’aligner sur la majorité de droit commun à 18 ans ;
• retirer l’amendement “Creton” à la loi du 13 janvier 1989 pour empêcher de faire vivre des adultes parfois trentenaires avec des enfants mineurs, et pour s’obliger à trouver une solution d’accompagnement digne en amont de la majorité ;
• étendre le pouvoir d’admission du directeur d’un établissement social ou médico-social en prenant en compte la notion de parcours : décision collégiale de l’ensemble des acteurs concernés.
Je terminerai par une citation de Pierre Bétrémieux, docteur en philosophie : “Répondre de la vulnérabilité humaine, c’est s’engager en sa faveur au travers du souci de l’autre, le plus vulnérable, par une responsabilité illimitée à son égard.” Mesdames et messieurs, membres de l’Assemblée nationale, du Sénat et du gouvernement, votre pouvoir est de porter ce devoir. »
Pour aller plus loin :