Actualités sociales hebdomadaires - Qu’entendez-vous par l’expression « Trouver la juste distance » utilisée dans le titre de votre livre ?
Bénédicte Lavaud-Legendre : Tout l’enjeu, pour les professionnels ou les parents, est de ne pas trop s’identifier à la mineure. La première conséquence de ce processus d’identification est de se retrouver uniquement du côté victimaire. La personne projette que les mineures sont des victimes et est nécessairement « déçue » en travaillant avec elles, car celles-ci ne se reconnaissent pas en tant que telles. Le professionnel passe alors à côté de la rencontre avec ces jeunes. Second cas de figure, l’adulte perçoit à quel point la mineure peut banaliser l’activité, et une réaction de rejet, d’énervement ou de saturation peut alors surgir : « Après tout, qu’elle fasse ce qu’elle veut. » Ces deux extrêmes naissent du fait de trop coller à la réalité de la mineure. La notion de « juste distance » s’applique également pour le chercheur afin de ne pas appréhender de façon trop désincarnée ou distanciée ce phénomène qui heurte un certain sens commun.
Cette recherche passe-t-elle par une approche pluridisciplinaire ?
La « prostitution par plans » est une réalité complexe. Nous avons besoin du point de vue de psychologues et de psychiatres pour expliquer ce qui se joue pour les adolescentes, et de l’apport de la sociologie pour procéder à l’analyse des données. Le regard juridique permet, quant à lui, de comprendre ce que dit la loi par rapport à ces pratiques. L’ouvrage comprend aussi une approche éducative, avec les retours concrets de professionnels de terrain ainsi que des contributions canadiennes. L’enjeu n’est pas tant d’avoir plusieurs regards sur la même réalité, mais surtout d’essayer de saisir comment l’approche d’une discipline peut en faire avancer une autre. En tant que juriste, il est ainsi nécessaire de comprendre certains éléments pour que la loi et la répression soit adaptées. A défaut, le droit se retrouve partiellement en décalage avec la réalité.
Qu’est-ce qui caractérise la « prostitution par plans » ?
Cette pratique implique une association entre différents rôles, un lieu et une période de temps. Pour avoir un « plan », il faut, a minima, deux rôles : un patron, le proxénète chef, et une prostituée. Souvent, il y a également une « petite main ». Il peut s’agir d’un prestataire logistique, qui met les annonces en ligne, réserve l’hôtel ; d’un prestataire de contrôle, qui surveille celle qui se prostitue ; ou d’un prestataire de recrutement. Je parle de rôles et non d’individus, car les individus peuvent changer au cours du même « plan ». Un patron peut par exemple être remplacé par un autre. Ce phénomène se caractérise ensuite par l’existence d’un lieu dans lequel s’exerce la prostitution en continu, généralement un hôtel ou un bien loué sur des plateformes de type Airbnb. Il faut également une durée. Selon les données étudiées, entre deux et quatorze jours, mais globalement la durée est de trois jours. Durant le « plan », la prostituée reste sur place, sans liberté de mouvement.
Vous dites vouloir poser un « regard scientifique » sur cette réalité…
Le phénomène de « prostitution par plans » existe depuis 2012 environ. Dans les médias, il est question de « proxénétisme de cité », qui n’est pas une bonne expression. Nous-mêmes parlons de « prostitution de mineures », mais ce n’est pas non plus totalement satisfaisant. L’appellation « prostitution par plans » vient des intéressés eux-mêmes, qui parlent de « plans escort ». Un des apports de l’ouvrage est d’identifier très précisément quelles sont les modalités de cette pratique. Pour cerner notre objet d’étude, nous avons fait appel à des outils d’analyse rigoureux, travaillé sur des données clairement identifiées, avec un recueil réalisé de façon systématisée et des analyses qui répondent à une certaine méthodologie. Nous avons travaillé sur la base de dix procédures pénales, toutes situées en région parisienne.
Pourquoi parlez-vous de mineures au féminin ?
Lorsque nous avons contacté le parquet général de Paris, nous avons demandé des dossiers impliquant des garçons, mais les procureurs n’en avaient pas. Cela ne veut pas dire, loin de là, qu’il n’y a que des filles qui se prostituent selon ces modalités. Des travailleurs sociaux sur le terrain nous expliquent que des garçons mineurs sont également concernés. Ils sont très probablement encore moins identifiés, car le sujet est d’autant plus tabou. Le mode de fonctionnement est vraisemblablement comparable entre filles et garçons, mais nous avons préféré parler de mineures plutôt que de tenter de généraliser alors que nos données ne nous le permettent pas. Les cas sur lesquels nous avons travaillé impliquent des filles nées en France ou ayant immigré très jeunes, pas des migrantes.
Quel est le lien entre cette pratique et le contexte sociétal actuel ?
Ce phénomène nous montre une caricature de notre société. Il fait appel à des logiques et des valeurs régulièrement mises en avant. Les mineures renvoient par exemple à la libre disposition de leur corps. Elles expliquent que la seule chose importante est leur consentement. Même si la réalité de leur pratique n’est pas celle de la liberté, leur discours colle avec le discours sociétal ambiant. Nous pouvons aussi réaliser un parallèle avec les modèles comme Uber, au sein desquels un prestataire choisit théoriquement son temps de travail, le prix de ses prestations, ses modalités. De la même manière, les jeunes assurent choisir leurs clients, leurs prestations, leurs horaires et leurs prix. La réalité est tout autre. Ce ne sont pas des extraterrestres, mais une loupe grossissante de certains traits de notre société. Elles poussent certaines logiques néolibérales à l’extrême, comme l’idée d’être entrepreneur de soi ou l’injonction à l’autonomie.
Comment mieux accompagner ce public ?
Sans banaliser en aucun cas la situation, il est important de la dédramatiser. Cela paraît paradoxal, car les faits sont pénalement très graves, avec beaucoup de violences et de conséquences pour les mineures. Mais dédramatiser, c’est passer du registre de l’émotion à celui de la compréhension. Il est important d’avoir des éléments de discernement qui permettent de situer cette pratique comme une conduite à risque de l’adolescence, car c’est ce dont il s’agit. On peut alors essayer d’être à l’écoute de ce dont a besoin la mineure à ce moment-là. Souvent, la première urgence se situe au niveau somatique. Elles disent avoir des maux de ventre, des infections gynécologiques, des troubles du sommeil, des problèmes d’addictions, des scarifications qui s’infectent… L’étape suivante est d’avancer avec elles en partant de leur discours. En connaissant les réalités qui se cachent derrière la prostitution, les professionnels sont davantage en mesure de déconstruire les détournements de langage mis en œuvre par les proxénètes.