D’un point de vue historique, l’hébergement d’insertion s’est développé depuis les années 1950 de manière éminemment catégorielle. Cette logique n’a eu de cesse de se prolonger depuis. L’urgence sociale qui s’est constituée en tant que réponse publique à partir des années 1990, notamment avec la création du Samu social, a perpétué cette spécialisation de la prise en charge selon des publics spécifiques. Ceci a participé à façonner l’organisation de l’offre en une réponse segmentée qui, dans sa mise en œuvre, se traduit par la création d’une multitude de modalités, que ce soient des mesures d’accompagnement, des solutions d’hébergement et d’accès au logement. Dans la lignée de l’action des Enfants de Don Quichotte en 2006, on observe un processus de juridiciarisation : inconditionnalité de l’accueil, principe de continuité, opposabilité du droit à l’hébergement et au logement, qui viennent alors définir les contours de ce que l’on peut à juste titre considérer comme un véritable droit à l’hébergement et au logement. Ces bases ont radicalement changé le cadre de l’hébergement d’urgence qui se fondait sur la ponctualité de la prise en charge et entraînait un taux important de non-recours.
L’approche par le non-recours permet d’analyser certaines des limites qui traversent le champ de l’hébergement dans son ensemble et les conditions concrètes de la mise en œuvre du droit à l’hébergement. La question du déficit de places est souvent présentée comme l’un des enjeux centraux pour expliquer l’incapacité de l’urgence à répondre à toutes les demandes. Certes, mais cela n’explique pas tout. Le cas de ceux qu’on qualifie de « grands exclus » ou « grands précaires » permet de constater que le non-recours est consubstantiel au champ de la prise en charge des sans-abri. Concernant ce public, c’est à l’origine la question de l’éloignement et du refus, et donc du non-recours par non-demande, qui qualifie leurs relations à l’offre. Sur le terrain, on voit que les sans-abri jugés non réinsérables sont souvent relégués vers des solutions de mise à l’abri ponctuelles, à la frontière du social et de l’humanitaire, dont les modalités permettent souvent de comprendre les raisons des refus.
De façon générale, l’offre d’hébergement d’urgence est très hétérogène et souvent inadaptée. Elle n’est pas non plus cohérente avec l’évolution de la typologie des ménages, mais aussi et surtout avec les principes et conditions d’accueil qui incombent désormais à l’hébergement d’urgence. Les règles contraignantes de fonctionnement sont aussi bien souvent pointées du doigt : horaires de sortie et d’entrée réglementés, interdiction d’avoir un animal de compagnie, de consommer de l’alcool ou d’être en couple… Autant de motifs invoqués par les personnes pour expliquer leur volonté de ne pas recourir à ces hébergements. Autre point qui décourage certaines personnes à solliciter le SIAO : la contrainte d’accompagnement social qui y est liée. Vouloir trouver un moyen de ne pas dormir dehors ne signifie pas nécessairement que l’on accepte qu’un intervenant social s’immisce dans son existence sur des aspects parfois très intimes. Ces quelques éléments donnent une rapide idée des arguments pour lesquels les personnes préfèrent « bricoler » leurs propres solutions à distance des hébergements sociaux.
Une des raisons, selon moi, tient au fait qu’il y a encore beaucoup de professionnels, y compris dans les SIAO, qui considèrent l’accès au logement comme l’étape ultime du processus et qui estiment impossible l’accès direct au logement pour certaines personnes sans qu’elles aient acquis au préalable des compétences pour y vivre de façon autonome. Le postulat du Logement d’abord est que toute personne peut a priori accéder au logement si elle le souhaite. Cela impose un effort de souplesse important pour adapter l’offre aux trajectoires et aspirations des usagers. Davantage de souplesse également pour être capables de faire « machine arrière » si, par exemple, un usager ne se sent pas bien dans son logement et exprime le souhait d’être relogé dans une structure d’hébergement collectif ou une pension de famille. Cette situation est minoritaire, mais elle existe malgré tout. A ce moment-là, il faudrait qu’il puisse adresser sa demande au SIAO au même titre que les autres. Or je ne suis pas sûr qu’actuellement la demande d’une personne logée à jour de loyer et sans trouble de voisinage puisse être prise en compte. On verra à l’usage si les SIAO sauront recevoir ce type de demandes.
Certains SIAO cherchent à développer la participation des usagers. L’enjeu est qu’ils puissent apporter leurs expériences et prendre part aux décisions. Mais, le plus souvent, leur parole est absente. Sur la question participative, et pour refaire le lien avec le non-recours, certaines expressions demeurent inaudibles, telles que le refus. On oublie ainsi que les personnes sont en droit de dire « non », le refus pouvant représenter le dernier pouvoir à l’égard de l’offre publique. L’autonomie est bien souvent le maître-mot dans ce secteur, mais l’entrée dans un dispositif social va souvent de pair avec la perte de l’autonomie décisionnelle. Or cette autonomie est un principe central dans la politique du Logement d’abord. Un enjeu fort est de rendre compréhensible l’organisation globale de l’offre d’hébergement pour que les personnes puissent faire leur choix en conscience. En cela, avoir des plateformes uniques telles que les SIAO qui centralisent tout est une idée intéressante. Encore faut-il comprendre comment elles fonctionnent concrètement, et sur la base de quels critères ! Aujourd’hui, par crainte de se voir proposer une structure qui ne leur plaît pas, certaines personnes renoncent à solliciter le 115 ou le SIAO, alors que ce dernier incarne bien souvent la porte d’entrée exclusive vers une solution d’hébergement. Toutes les structures ne se valent pas, et la logique du « mieux que rien » est l’expression d’un jugement moral qui néglige les choix et les droits des usagers.