Le débat est toujours d’actualité et il n’est pas tranché. Penser qu’on peut fermer les Esat, c’est pourtant méconnaître l’histoire : ils ont été créés pour donner des droits fondamentaux à des gens qui n’en avaient pas. On les a fait sortir des hospices. L’Esat leur a procuré un travail, la maison d’accueil spécialisée (MAS) a accueilli la grande dépendance… Supprimer ces établissements, ce serait supprimer le thermomètre et retirer un droit au travail. Il faut avoir en tête que les travailleurs en Esat représentent seulement 12 % de l’ensemble des travailleurs handicapés en emploi(1). Et parmi eux, 92 % ont des troubles intellectuels et/ou psychiques. Les problématiques de ces populations sont à la fois diverses et lourdes. Supprimer les Esat ne ferait pas disparaître le handicap : cela retirerait un droit au travail. Au nom de grands principes, plusieurs pays l’ont expérimenté. L’Angleterre par exemple en 2011 : les personnes handicapées n’ont pas été recrutées par les entreprises ; elles sont tout simplement restées chez elles. La France, elle, bénéficie d’un dispositif solide, diversifié, qui n’institutionnalise pas, notamment si l’on compare avec d’autres pays. La Suède, réputée très inclusive, dénombre 1,9 fois plus de travailleurs protégés que la France et l’Allemagne en compte le double. Supprimer les Esat pour améliorer l’intégration des personnes est un fantasme.
La Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, adoptée en 2006 et ratifiée par la France en 2010, n’a jamais évoqué la disparition des structures spécifiques. Le Conseil des droits de l’Homme, qui a enquêté sur la France fin 2017, a fait de la Convention une interprétation libre, affirmant qu’être inclusif implique la fermeture des établissements. Il s’agit d’une idée inventée de toutes pièces, que Sophie Cluzel a abondamment utilisée pour défendre sa propre conception de l’inclusion. Mais quand l’inclusion totale n’est pas possible, il faut créer les structures ad hoc.
Deux options sont possibles, valables tant pour les Esat que pour les autres établissements sociaux et médico-sociaux. Soit on poursuit la démarche amorcée depuis les années 1980, avec une ouverture permanente des structures, la création de services, l’accroissement des droits des usagers – à l’emploi, au logement… Soit on considère qu’il revient à la société de s’adapter, et alors les services d’accompagnement spécifiques ne se justifient pas. C’est l’option privilégiée par les pouvoirs publics, et impulsée par Sophie Cluzel. Elle l’a écrit très clairement dans un article publié par la Fondation pour l’innovation politique en avril 2019(2) : les structures spécialisées, selon elle, c’est fini. Les personnes doivent vivre chez elles. Mais de qui parle-t-elle ? Comment vivre chez soi et avec qui ? J’aimerais lui présenter toutes ces personnes très dépendantes, tous ces parents qui prennent des boulots à temps partiel parce qu’ils ne trouvent pas de places en institut médico-éducatif (IME) et doivent assurer les rendez-vous.
On veut transformer l’établissement en service d’évaluation, en séjour de répit. Au nom de la désinstitutionalisation, on propose des réponses modulaires. Mais on confond tout. Demain, l’enfant n’ira pas tous les jours dans son IME, avec des éducateurs qui favorisent la sociabilisation. Il ira à ses rendez-vous chez des kinés ou des orthophonistes libéraux. Ces discours relèvent d’un libéralisme échevelé et d’un conservatisme sociétal qui veut qu’un parent doit s’occuper de son enfant handicapé, à vie et quel qu’en soit le poids. Un véritable retour en arrière.
Ce plan a été réalisé pour calmer les ardeurs après l’offensive du secteur, pour apporter des possibilités d’investissement et aider ceux qui ont souffert de la pandémie. Mais si l’on tient compte des différents écrits, dont le dernier rapport de l’inspection générale des affaires sociales (Igas) en mai 2021, et du projet de réforme Serafin PH, tout laisse à penser qu’on veut mettre un terme aux institutions. On peut considérer que les Esat n’existeront plus dans leur forme actuelle. Ils seront tout au plus un lieu d’évaluation, d’entraînement au travail et d’orientation vers le milieu ordinaire. Les associations gestionnaires ont abandonné le combat militant.
Elles sont enthousiastes face à ce plan. Mais elles nient la réalité, parce qu’il leur paraît impensable que les institutions disparaissent, soient dénaturées ou que leur nombre diminue.
Serafin-PH constitue l’outil qui permet d’imposer cette philosophie selon laquelle la société doit s’adapter au handicap. La réforme s’inspire de la tarification à l’activité (T2A), déjà à l’œuvre dans les hôpitaux. Le financement correspond à une nomenclature des besoins. Plus la structure réalise des prestations bien cotées, plus elle gagne de l’argent. C’est très dangereux : création d’une concurrence entre services, casse du dispositif de structures collectives. Les établissements vont passer leur temps à faire du reporting, à compter les actes. Il reste que, techniquement, Serafin-PH est une impasse que les spécialistes de gestion ne savent pas vraiment conjurer : quel financement accorder pour gérer un trouble de la personnalité ?
Cet ouvrage, inspiré par une association revendicative, est mauvais : il ne s’appuie pas sur des travaux et des analyses. Son contenu n’est en rien contextualisé. Il met en avant des cas individuels, des témoignages, qu’on peut trouver dans tous les domaines. Malgré tout, il met le doigt sur une réalité – minoritaire mais malheureusement bien présente – : un certain nombre d’Esat oublient leur identité et leur appartenance à une économie sociale et solidaire, au service des personnes vulnérables et de leurs droits. Et il faut traiter ces situations inacceptables. De la même manière, beaucoup de directeurs viennent des milieux économiques, du secteur privé. Il faudrait exiger qu’ils aient des compléments de formation pour mieux connaître les populations accueillies. Pour autant, la majorité des Esat assurent correctement leur mission et n’ont rien à envier à leurs homologues européens. Il s’agit d’un bon dispositif qui assure un droit à l’emploi.
Oui. Mais je n’entends pas beaucoup de voix pour défendre cette évolution. Les parents de déficients intellectuels ont peur de voir leur enfant licencié plus facilement s’il devient salarié. L’Unapei n’avance pas sur ce sujet. Les pouvoirs publics, eux, craignent d’avoir des ennuis avec l’Europe, qui remettrait en cause le statut juridique des Esat eux-mêmes. Résultat : pour le moment, on s’en tient à des améliorations afin de se rapprocher des droits du salarié, mais l’idéal serait encore d’accorder le statut de salarié. Et je suis convaincu qu’il est possible de le faire.
Bien sûr. Près de 2 % des usagers d’Esat accèdent au milieu ordinaire. C’est peu. Mais là encore, il faut prendre en compte les profils des publics accueillis : des personnes handicapées psychiques, peu stabilisées, de nombreux déficients intellectuels avec des troubles associés et parfois vieillissants. Et je m’oppose, de la même manière, à l’idée qu’il serait possible de supprimer les emplois protégés pour des emplois accompagnés. Il suffit de voir les résultats, très faibles, obtenus en Allemagne. Et si des structures les développent à tour de bras, elles oublient de dire qu’elles s’occupent de personnes handicapées de haut niveau.
La notion de besoin particulier, utilisée au plan international, est en train de disparaître car elle est jugée discriminatoire. De même, on n’arrive plus à désigner les personnes handicapées parce que certaines terminologies sont bannies au nom du politiquement correct. Ne rien dire revient à refuser le handicap et la vulnérabilité. Le discours de Sophie Cluzel consiste, lui, à considérer qu’il n’y a pas de personnes handicapées, pas de structures spécialisées, pas de personnes aux besoins particuliers.
(1) Ratio calculé à partir de l’étude Agefiph-FIPHFP, « Les personnes handicapées et l’emploi » – Juin 2019.