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Esat : entre critiques et transition

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Après un quinquennat émaillé par des menaces de disparition, voilà les établissements et services d’aide par le travail (Esat) discrédités par l’ouvrage « Handicap à vendre » de Thibault Petit. Touchés mais pas coulés, ils défendent leur pertinence en attendant la mise en œuvre du plan de transformation décidée par le précédent gouvernement.

C’est ce qu’on appelle un pavé dans l’atelier. Pendant six ans, le journaliste Thibault Petit a recueilli les témoignages d’usagers d’établissements et services d’aide par le travail (Esat). Son ouvrage, intitulé Handicap à vendre, raconte les plaintes de travailleurs payés une misère, épuisés par les cadences et les exigences de rentabilité, humiliés par un statut qui les renvoie au rang d’usagers du médico-social et non de salariés… Il décrit un modèle incapable d’insérer vers le milieu ordinaire et tenu par des directeurs issus du secteur privé, dépourvus de toute fibre sociale. Un modèle dévoyé, permettant à des entreprises peu scrupuleuses de défiscaliser ou de sous-traiter à bas prix.

Les exemples de ce « marché du handicap », à défaut d’être significatifs, sont parfois édifiants. En témoigne cette annonce surréaliste, publiée sur un réseau social professionnel. « Resteriez-vous sept heures par jour à trier des vis ? Eux oui », vantait un Esat du Morbihan, expliquant combien « les petits défauts [des travailleurs handicapés] sont bien souvent, dans le domaine du travail de sous-traitance (minutieux, répétitif, taylorisé), un réel avantage ». Et un cadre, dont l’établissement ne compte aucun poste dévolu à l’accompagnement, de porter le coup de grâce : « On n’est plus des établissements médico-sociaux, on est des entreprises sociales. »

Ouvrage à charge, Handicap à vendre n’a pas manqué de faire réagir. L’Association nationale des directeurs et des cadres d’Esat (Andicat) s’est fendue d’un communiqué cinglant, évoquant un « brûlot » à la « bile culpabilisatrice » et dénonçant la faiblesse d’un échantillon loin de représenter les 1 400 Esat français. Ce que souligne aussi, de manière plus feutrée, l’Unapei (Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis), qui fédère 600 établissements, dont une poignée visée par l’enquête : « On ne conteste pas les faits dénoncés. Ils méritaient d’être regardés de près, ce qu’on a fait », souligne Patrick Maincent, président de la commission « emploi », qui présentera en fin d’année une charte éthique du travail protégé. « Mais nous reprochons à l’auteur d’avoir généralisé et jeté l’opprobre sur l’ensemble des Esat de France. » Le journaliste aurait-il fait de quelques cas une généralité ? « La plus grande majorité des Esat sont attachés à leur rôle social, estime Jean-Louis Leduc, directeur général de l’Apajh (Association pour adultes et jeunes handicapés). Mais tout n’est pas faux dans cet ouvrage. Il peut y avoir la tentation de privilégier certains marchés, plus lucratifs, de demander de la productivité et de sélectionner les travailleurs qu’on embauche. De manière générale, on est trop frileux sur l’insertion en milieu ordinaire, avec un système qui encourage à conserver les meilleurs éléments et donc à freiner l’évolution de certains travailleurs. »

Le statut en débat

Dans le sillage de la parution du livre, les réseaux sociaux ont bruissé de nouveaux témoignages. Le journaliste Thibault Petit, qui envisage de donner une suite à son enquête, dit en avoir personnellement reçu une quarantaine – « plus en trois mois qu’en six ans ». Au-delà des cas personnels et des dérives d’une minorité d’Esat, la critique pointe du doigt un certain nombre de réalités, parfaitement connues des professionnels du secteur. La première réside dans le statut particulier des travailleurs. Considérés comme des usagers d’un établissement médico-social, ils sont soumis aux règles du code de l’action sociale et des familles et non à celles du code du travail comme toutes les personnes en emploi. Non salariés, les travailleurs d’Esat ne bénéficient pas d’instances représentatives du personnel, comme le comité social et économique (CSE). Les usagers sont représentés au sein des conseils de la vie sociale (CVS), instaurés par la loi de 2002 pour favoriser la participation des usagers. « Du point de vue de l’Esat, le travail est un outil pédagogique. Et le travailleur, un bénéficiaire qui jouit de services, dénonce Thibault Petit. Cette vision infantilisante, dépassée, est vécue par les personnes comme une privation de droits. A juste titre : quand on regarde de près, elles font un réel travail, de jardiniers, de chargés de conditionnement… Au point que certains établissements font de leur productivité un argument de vente. »

Alors, des travailleurs les usagers d’Esat ? C’est ce qu’avait jugé la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans l’arrêt « Fenoll » rendu en 2015, les considérant comme des « travailleurs au sens du droit de l’Union européenne ». Une décision qui n’avait pourtant pas conduit à modifier la législation française pour en faire des salariés de droit commun. Et pour cause : ni les pouvoirs publics, ni la plupart des associations ne souhaitent réellement une évolution du statut. « Le sujet est en débat depuis longtemps, mais pour le moment, notre conseil d’administration n’y est pas favorable, explique Jean-Louis Leduc à l’Apajh. On milite tous pour la pleine citoyenneté, mais si les Esat relèvent du droit commun, nombre de militants craignent de perdre le statut de travailleur protégé. » L’inspection générale des affaires sociales (Igas) et l’inspection générale des finances (IGF), elles-mêmes, dans leur rapport d’octobre 2019, préconisaient un statu quo, considérant que le contrat de soutien et d’aide par le travail signé en Esat était plus favorable qu’un contrat de travail classique. Orienté par la maison départementale pour les personnes handicapées (MDPH), le travailleur en Esat bénéficie d’une protection contre la rupture de son contrat et « d’activités adaptées » qui « dépassent largement l’obligation d’aménagement raisonnable préconisée pour les employeurs du milieu ordinaire de travail ».

Un système de rémunération vicié

Autre critique majeure qui alimente, selon le livre de Thibault Petit, les vexations de certains travailleurs : le système de rémunération. Celui-ci est composé de deux parties : une aide au poste, versée par l’Etat, égale à 50,7 % du Smic ; et une rémunération directe versée par l’établissement, grâce à la production, qui ne peut être inférieure à 5 % du Smic. En 2018, selon l’Igas et l’IGF, « un travailleur d’Esat à temps plein percevait ainsi en moyenne une rémunération mensuelle brute de 928,26 € ». Un montant bien inférieur, donc, au Smic. Pourquoi ? Parce que cette rémunération est bien souvent complétée par une allocation aux adultes handicapés (AAH) différentielle. Lorsque la part versée par l’Esat augmente, l’allocation, elle, diminue. Et inversement. En additionnant la rémunération, l’AAH, la prime d’activité et les aides au logement, le revenu disponible avoisine ainsi les 1 400 € net mensuels. Quels que soient le temps de travail et la part versée par l’Esat. Et comme le soulignent les inspections, les règles de cumul entre l’AAH et les revenus professionnels sont plus favorables en milieu protégé qu’en milieu ordinaire. Résultat : les travailleurs handicapés peuvent voir leur revenu disponible diminuer en intégrant le milieu ordinaire.

L’Association nationale de défense des malades, invalides et handicapés (AMI) bataille pour voir le statut d’usager et la rémunération évoluer. « Il faudrait au minimum que le revenu d’activité soit égal au Smic, notamment pour permettre un calcul de la retraite plus favorable. Et que le code du travail s’applique, tout en gardant les spécificités liées à la protection des personnes », explique son président François Couturier. Didier Rambeaux, président d’Andicat, estime qu’il faut ouvrir le débat. S’il ne plaide pas pour une sortie du médico-social, il aimerait garantir un statut de salarié aux travailleurs. C’est en tout cas le combat de l’Adapei de la Meuse, dont il dirige le pôle industriel. « Que craint-on ? Qu’on licencie les salariés pas assez rentables ? Mais c’est la vocation même de l’Esat de donner la possibilité à tout le monde de travailler, même aux plus éloignés de l’emploi. On se bat aussi pour dire que le système de rémunération ne permet pas une juste reconnaissance du travail des personnes. »

Validisme

Les critiques émises par l’ouvrage de Thibault Petit rejoignent celles portées depuis plusieurs années par les militants anti-validistes, qui considèrent l’institutionnalisation comme une discrimination et une privation de liberté, produit de la domination des personnes valides. En réaction à l’enquête de Thibault Petit, Dièses, la revue en ligne contre les discriminations et les préjugés, a ainsi publié un réquisitoire contre les Esat, dans un texte intitulé « Quand l’exploitation passe pour de l’action sociale ». Son auteur, Cécile Morin, membre du collectif Lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation (CHLEE) y a dénoncé « un système qui organise par des politiques publiques la discrimination des personnes handicapées au travail ». « C’est grâce à l’existence des Esat que les entreprises soumises à l’obligation d’emploi peuvent en toute bonne conscience éviter d’embaucher directement des personnes handicapées tout en participant à l’exploitation et à la ségrégation d’autres personnes handicapées à qui elles sous-traitent leur production. » Et d’ajouter : « A lire l’enquête de Thibault Petit, on mesure toute la puissance du validisme qui a pour effet de naturaliser la domination des personnes handicapées en occultant les rapports sociaux de pouvoir. »

Des critiques dans la droite ligne des prises de position de l’Organisation des Nations unies. En 2019 puis en 2021, elle enjoignait la France à fermer ses établissements pour personnes handicapées, Esat y compris. L’institution lui reprochait de prendre en charge « l’incapacité » au lieu « de porter ses efforts vers une transformation de la société », de faire des personnes des « objets de soin » et non des « sujets de droit ». L’ex-secrétaire d’Etat aux personnes handicapées, Sophie Cluzel, avait largement repris ces principes pour faire du milieu ordinaire la norme. « On s’est battus pendant quatre ans, jusqu’à l’élaboration du plan de transformation des Esat en 2019, contre cette vision dogmatique de la désinstitutionalisation. L’inclusion ne se limite pas à la sortie dans le milieu ordinaire. Les travailleurs d’Esat y sont mêlés au quotidien dans leur travail et réapprennent à se socialiser », explique Didier Rambeaux. Il a fallu le rapport de l’Igas et de l’IGF, qui considéraient les Esat comme des « boucliers sociaux » pour légitimer leur existence. « Aujourd’hui, le plan de transformation des Esat réaffirme notre légitimité [voir encadré ci-contre]. Et c’est notre grande victoire », estime Didier Rambeaux. Un soulagement partagé par Jean-Louis Leduc à l’Apajh : « Dans le meilleur des mondes, on ne peut que vouloir que la société évolue, que les entreprises accordent une place aux personnes en situation de handicap. On y œuvre de manière très volontariste dans le cadre de notre travail militant. Mais on est loin de pouvoir considérer qu’on a fait suffisamment de chemin. Et le fonctionnement actuel de l’économie est tel que se passer des Esat reviendrait à placer des dizaines de milliers de personnes sans solution. »

Une réforme qui tombe à pic

Fruit d’une concertation nationale menée en 2021, le plan de transformation des Esat, traduit dans la loi « 3DS » du 21 février 2022, attendait sa traduction dans les décrets pour entrer en application. Voilà qui devrait rassurer ceux qui craignaient de le voir détricoté par le nouveau gouvernement. Quelques jours avant de quitter le secrétariat d’Etat au handicap, avant même l’examen du décret par la section sociale du Conseil d’Etat, qui devait intervenir le 31 mai, Sophie Cluzel a pris soin de signer une circulaire. Publiée le 11 mai, elle charge les agences régionales de santé d’animer la trentaine de mesures que comporte le plan de transformation des Esat. Si elle ne modifie pas le statut des travailleurs, la réforme accorde une série de droits sociaux issus du code du travail (droit aux congés exceptionnels, rémunération du travail le dimanche et les jours fériés, élection d’un délégué des travailleurs, accès à une complémentaire santé…). Elle entend aussi « favoriser une dynamique de parcours pour les travailleurs, à l’intérieur de l’Esat, mais aussi vers le milieu ordinaire pour ceux dont c’est le projet ». Il sera désormais possible de cumuler une activité professionnelle à temps partiel en Esat avec un contrat de travail à temps partiel. En sortie d’Esat, les travailleurs bénéficieront d’un accompagnement médico-social et professionnel. Pour faciliter les allers-retours, obtenir une nouvelle décision de la MDPH ne sera pas nécessaire et l’aide au poste sera annualisé pour lisser l’effectif de l’établissement.

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