C’est une femme fluette et fatiguée que je reçois pour la première fois. Situation ordinaire : un mariage, un petit boulot, un enfant, un autre petit boulot, un enfant, et ainsi de suite… Trois enfants et une multitude de lignes à son CV, petits contrats, petits salaires, une vie en dents de scie, coincée entre une banlieue banale et une carrière bancale. Une vie pas très originale.
Elle peine à joindre les deux bouts, la fin du mois n’en finit pas de commencer et il y a encore le crédit maison, le crédit conso, et la grande qui va entrer à la fac. Il va falloir payer un logement, des meubles. Elle n’y arrivera jamais.
Quand je lui demande les ressources du couple, elle hésite, elle ne sait pas, elle ne s’en est jamais vraiment préoccupée. Son mari a un vrai travail, un poste important, avec un bon salaire, pas comme elle. Alors ils n’ont jamais rien demandé. Zéro dossier, zéro déclaration, zéro demande. Jusqu’à aujourd’hui.
C’est une femme défaite et épuisée sur le point de craquer. Son mari est en déplacement professionnel, comme souvent, et elle gère comme elle peut à la maison, comme toujours. Hier, elle a voulu faire les courses de la semaine, et la carte bleue n’est pas passée. « Paiement refusé » lui a laconiquement annoncé l’appareil. Elle a laissé ses articles au bout du tapis et a remballé sa carte et sa fierté. Aujourd’hui, elle se tient là, devant moi, et elle ne comprend pas. Comment est-ce possible.
C’est une femme honnête et hébétée qui me tend une liasse de papiers. « J’ai fouillé un peu partout, je vous ai amené tout ce que j’ai trouvé mais je n’y comprends rien », me dit-elle en me donnant une multitude de relevés. J’étale tout sur le grand bureau et, patiemment, nous trions, lisons, et découvrons ensemble l’étendue des dégâts. Un compte joint pour le couple, un compte perso pour Monsieur, un livret pour chaque enfant… Et pour Madame ? « Je mets mon salaire sur le compte joint, pour les charges, il m’a dit que c’était plus simple comme ça, et lui il complète au fur et à mesure », m’explique-t-elle. Je lis, je compte, j’étouffe un juron, je relis, non, il ne peut pas avoir fait ça ! Des emprunts, des virements de compte à compte, des achats, de plus en plus nombreux, de plus en plus onéreux et elle n’a rien vu, rien soupçonné, rien compris ? Non, elle n’a rien vu, parce qu’il s’occupait de tout, parce qu’elle n’avait aucune raison de douter, parce qu’elle était débordée.
C’est une femme inquiète et effondrée qui découvre l’amère vérité. Pendant qu’elle s’épuise entre petits boulots mal payés et grands enfants bien élevés, Monsieur mène la belle vie entre petites virées et grandes cuvées. Là, furieusement, elle voudrait l’appeler et l’insulter. Là, patiemment, je tente de calculer et de démêler.
Calculer les plus et les moins, débits, crédits, emprunts, virements, dépenses. Démêler le fil des démarches, dossiers à remplir et papiers à rassembler. Et, juste après, c’est promis, elle pourra l’appeler et l’insulter.