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Déconstruire les représentations

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Sans en être forcément conscients, les travailleurs et travailleuses sociales emmènent dans leurs pratiques une multitude de représentations liées au genre. De la répartition des tâches et la perception des publics jusqu’à l’accompagnement qui leur est proposé, les impacts sont nombreux. Pour imaginer de nouvelles façons de procéder, une réflexion continue sur le sujet s’impose.

« Je ne suis pas sûre d’être la meilleure personne pour vous répondre »,  « je ne pense pas que notre association soit concernée », « quel est exactement le sujet ? »… De prime abord, l’articulation entre le genre et le travail social en déroute plus d’un(e). Si la très forte féminisation du secteur n’échappe à personne et que beaucoup s’accordent à dire que les bénéficiaires femmes rencontrent des problématiques spécifiques, la réflexion autour de la question du genre peine souvent à aller plus loin au sein des structures.

A l’image du reste de la société, pourtant, les métiers du social et du médico-social sont impactés par les stéréotypes et les rapports de domination à bien des niveaux. La mise en lumière de ces enjeux est tout l’objet de la conférence organisée en interne par le Samu­social de Paris, à la fin du mois de mars dernier, à La Fabrique de la solidarité. Devant une petite assemblée volontaire, (presque) exclusivement féminine, deux doctorantes en sociologie sont venues faire part de leurs observations. Aucune d’elles ne réalise actuellement de travaux spécifiques sur le genre, mais elles constatent, dans le cadre de leurs recherches au sein de structures sociales, des répercussions quotidiennes sur les pratiques des professionnels. « Il existe une forme d’impensé du genre dans le travail social. C’est une réalité répandue qui va essentialiser les postures et les pratiques, analyse Louise Lacoste, qui s’intéresse aux rapports sociaux dans l’insertion par le travail des personnes sans domicile au sein de l’association Carton plein (voir page 9). Autrement dit, nous allons considérer comme naturel quelque chose de construit socialement. Trouver par exemple normal qu’une travailleuse sociale agisse sur les émotions et qu’un travailleur social intervienne lors d’un conflit physique. »

De son côté, Mathilde Sempé, dont la thèse porte sur les conditions d’intervention des équipes mobiles accompagnant les ménages hébergés dans les hôtels sociaux par le 115 en Ile-de-France, constate des inégalités dès le recrutement : « Les équipes sont déjà très majoritairement féminines. Et j’ai pu observer que les femmes sont en général diplômées de formations “classiques” en travail social, contrairement aux hommes, dont le recrutement porte sur des compétences linguistiques et liées à la masculinité. L’idée sous-jacente est d’avoir besoin d’un homme dans les équipes pour bénéficier d’une “figure d’autorité” qui puisse intervenir en cas de conflits. Nous n’arrivons pas encore à dépasser cette représentation, ni à nous demander comment former les femmes à gérer ces situations. »

Avec, à son actif, de nombreuses expériences dans le secteur social, Martin Goupil, assistant de service social dans le département de la Manche, confirme ces dires : « A chaque fois que j’ai été embauché, on me disait a posteriori : “Vous nous avez plu parce que vous êtes un homme et que notre équipe est composée uniquement de femmes.” » Malgré une sensibilisation à ces questions, le salarié qui exerce auprès de demandeurs d’asile constate qu’il intervient souvent dès lors que le ton monte au cours d’entretiens menés par ses collègues féminines. « Je ne vais pas prendre le relais, mais je vais me montrer présent, explique-t-il. Avant d’ajouter : « Je le fais de façon automatique et j’en prends conscience seulement maintenant. »

« De façon automatique »

En poste dans une équipe exclusivement féminine, Estelle(1), éducatrice spécialisée en psychiatrie auprès d’adolescents, observe quant à elle un sentiment généralisé d’« appréhension » avant certaines interventions. « Il s’agit de situations où nous craignons que des adolescents soient violents. Cette violence n’est pas avérée, mais si nous pouvons faire appel à un homme de l’équipe voisine, tout le monde est rassuré. C’est tellement intégré que nous nous mettons nous-mêmes en position d’infériorité », pointe l’éducatrice spécialisée, estimant que le jeune public est sensible à ce « sentiment d’insécurité ». « Il y a une part de réalité face à une masse de 130 kilos, comme cela arrive parfois. Mais il existe aussi toute une part de représentations. Je pense que les femmes sont capables de gérer ce type de situations. Si nous n’étions pas imprégnées de cette façon, la question ne se poserait pas en ces termes. »

De la même manière, les activités proposées dans les structures sont, elles aussi, influencées par tout un tas de stéréotypes. C’est ce que constate Agathe Islasse, qui travaille dans un foyer d’accueil d’urgence pour adolescents dans le Puy-de-Dôme. « Souvent, dès qu’il s’agit d’activités tournées vers le “prendre soin”, comme les vêtures, où nous accompagnons les jeunes pour acheter des vêtements, ce sont les femmes qui en sont à l’initiative. Les hommes, eux, vont plutôt proposer des activités orientées vers le plaisir ou le sport. »

Les constructions stéréotypées se répercutent également sur la perception que les professionnels ont du public accompagné. Sans s’en rendre nécessairement compte, ils sont ainsi amenés à projeter sur les bénéficiaires un certain nombre de leurs représentations. Pour Joséphine Sauvaire, chargée de mission « lutte contre les discriminations » à la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) Ile-de-France, toute cette reproduction genrée est particulièrement visible dans le champ de l’insertion par l’activité économique (IAE). « La division du travail est très marquée, avec des femmes qui exercent en blanchisserie ou réalisent de la couture. Cela vient interroger les préjugés des prescripteurs, de Pôle emploi, des encadrants techniques, des conseillers d’insertion professionnelle et des personnes accompagnées. »

En s’appuyant sur les entretiens menés par les professionnelles des équipes mobiles qu’elle a suivies, Mathilde Sempé constate, pour sa part, que les travailleuses sociales ont tendance à privilégier des thématiques de conversation considérées comme des « points communs entre femmes ». « Elles vont surinvestir les discussions autour du rôle de mère, la situation des enfants, etc. Et, finalement, moins aborder avec les femmes leurs ambitions professionnelles et leurs perspectives d’emploi. » Selon la doctorante, cette attitude vient participer à la « transmission du rapport de genre », puisque, en orientant la conversation, le ou la professionnelle restreint par ricochet le champ des possibles de la personne accompagnée.

Second niveau d’« impensé »

Aussi sensibilisés soient-ils, les travailleurs et travailleuses sociales qui décident de repenser leurs pratiques se confrontent à des questionnements récurrents. Leurs remarques pourraient-elles représenter de nouvelles injonctions ou violences symboliques ? Et leurs actions, aller indirectement à l’encontre des attentes des bénéficiaires ? En quoi leur lecture de la situation serait-elle davantage valable que celle de la personne en face ? Une enquête menée par le Samusocial de Paris sur l’accompagnement des familles monoparentales met en exergue ces réflexions. « Il en est ressorti une ambivalence autour de la question du genre, rapporte Marie Lazzaroni, chargée de mission “projets femmes” au sein de l’association. Les travailleuses sociales oscillaient entre cette volonté de sortir des représentations normées et stéréotypées sur la parentalité et leur légitimité à se positionner sur ces sujets. » Mathilde Sempé illustre ce raisonnement en prenant l’exemple d’une professionnelle qui doutait fortement de l’attitude à adopter face à une femme ne voulant pas quitter son conjoint violent. « Elle s’est demandée jusqu’à quel point elle devait inciter cette dame à aller vers plus de prise de pouvoir, d’autonomie envers son mari. Il est important de prendre en compte la conception propre que les personnes accompagnées ont du genre. Autrement, un décalage peut naître entre des travailleuses sociales féministes et des bénéficiaires qui ne perçoivent pas ces enjeux. » En somme, il s’agit souvent là d’un autre niveau d’« impensé », souligne la sociologue. D’où l’importance, selon de nombreux acteurs, d’avoir une approche qui ne soit pas uniquement centrée sur le genre mais tienne également compte des rapports sociaux liés à la classe, à l’origine ethno-raciale, à la religion ou encore à l’orientation sexuelle.

Pour mieux prendre en considération tous ces enjeux, il apparaît essentiel de les aborder en formation initiale, mais aussi de les intégrer à la culture organisationnelle des établissements. Fixer un cadre collectif permet ainsi au salarié de s’appuyer sur le positionnement de la structure et la cohésion d’équipe face à certaines situations. Mais, faute de temps et de moyens humains, la mise en place de telles initiatives n’est souvent pas perçue comme une priorité. « Dans le secteur de l’urgence sociale, au vu des impératifs du quotidien, le travail sur la déconstruction des stéréotypes de genre peut être freiné, rapporte Marie Lazzaroni. Le sujet peut sembler très éloigné des priorités des personnes en situation de grande précarité. » Tout l’enjeu pour la professionnelle est alors de trouver les bonnes portes d’entrée afin de coller au plus près de la réalité des professionnels et du public, « sans être hors-sol ou théorique ».

Public invisibilisé

Le nombre de femmes parmi les sans-domicile augmente au fil des ans. En 2012, elles représentaient 38 % de cette « population », selon une étude menée par l’Insee et l’Institut national d’études démographiques (Ined). Malgré tout, les femmes restent moins étudiées par la recherche et sont très invisibilisées dans l’espace public. La violence de genre constitue par ailleurs un facteur aggravant, si ce n’est la cause, de leur précarité ou de leur arrivée à la rue.

Un secteur féminisé et peu valorisé

Près de neuf professionnels du secteur social sur dix sont des femmes. Alors que la plupart des professions socles sont très féminisées, les hommes sont davantage représentés dans les équipes de direction et dans les métiers transversaux, comme jardiniers, cuisiniers… En 2020, sur les 56 500 étudiants inscrits dans l’une des formations aux professions sociales en France, 84 % étaient des femmes, révèle une étude de la Drees (direction de la recherche des études de l’évaluation et des statistiques). Historiquement très féminisés, ces métiers sont également précaires et peu reconnus. Pour Frédérique Lucet, doctorante en sociologie du travail et secrétaire générale de Baluchon France, cela s’explique par l’« invisibilisation du travail de reproduction » , qui désigne la prestation d’aidant et la main-d’œuvre domestique non rémunérée. « Si ce travail, réalisé de manière non marchande à la maison, reste considéré comme inexistant, ou tellement naturel qu’il semble ne relever d’aucune compétence, alors évidemment il n’est pas valorisé non plus, lorsqu’il devient un métier. Pour que ce secteur se dégenre, il faut le revaloriser. Tant qu’il reste si mal payé, il ne sera pas attractif pour les hommes. »

Notes

(1) Prénom d’emprunt.

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