C’est un hôpital un peu particulier, protégé par la police des Nations unies et niché à Bukavu, dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). Située sur la rive du lac Kivu, la ville rebaptisée « capitale mondiale du viol » et son centre de santé accueillent depuis 1999 des femmes victimes de violences sexuelles, et la réussite incontestable de la structure ne cesse d’inspirer au-delà des frontières du pays. Dernier exemple en date : l’ouverture annoncée en septembre prochain d’une chaire de philosophie baptisée « Humanités et santé » et inaugurée à la fin du mois de mars par la philosophe et psychanalyste française Cynthia Fleury, accompagnée du docteur Denis Mukwege, prix Nobel de la paix 2018 et directeur de l’hôpital de Panzi. De nombreux travailleurs sociaux ou étudiants en travail social ont assisté à la cérémonie inaugurale, à l’instar de Janneth et Judith, interrogées au micro de Radio France International : « Etant de futurs assistants et travailleurs sociaux, cela nous donne de la matière sur la guérison du traumatisme et de la santé mentale. Nous nous intéressons beaucoup plus à la résilience vulnérable des victimes de violences sexuelles », expliquent-elles.
« Je crois très clairement qu’ici s’inventent véritablement des protocoles de résilience au sens très large. Et ici nous apprenons de vous, ensemble, ajoutait Cynthia Fleury. Et c’est aussi ce que nous venons chercher, indépendamment de tout ce qui va se constituer pour Panzi et à destination du Sud-Kivu. » Car si Denis Mukwege et ses équipes appliquent une méthode dite « holistique », traitant le sujet-patient dans sa globalité (physique, psychologique, sociale, économique et judiciaire), il existe dans l’hôpital des méthodes spécifiques à la culture locale dont l’efficacité ne résidait dans aucun protocole précis mais dans des expérimentations originales. « Nous n’avons jamais développé de méthode scientifique, et les thérapies par la parole ne fonctionnent pas toujours dans la culture congolaise. Mais j’ai observé que le chant ou la danse ramènent ces femmes à la joie », a souligné le docteur lors d’un passage à Paris au mois de mars dernier. C’était à l’occasion d’une projection en avant-première du documentaire L’empire du silence, de Thierry Michel, consacré aux crimes et à l’impunité en République démocratique du Congo, théâtre d’un des conflits les plus meurtriers depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Le soutien du prix Nobel à ce film coup de poing, toujours visible dans les salles obscures, correspond à l’approche holistique de l’hôpital de Panzi. En RDC, les quelque 5 300 nouveaux cas psychosociaux traités par la structure et ses partenaires pour la seule année 2021 et les dizaines de milliers de femmes victimes de viols soignées par le docteur Mukwege ne constituent que la face émergée d’un iceberg de violences indicibles et d’une justice totalement absente. Ici, les milices armées et les puissances régionales qui les financent et les protègent ont institué le viol comme véritable « arme de guerre » afin de détruire en profondeur l’équilibre des sociétés locales – les femmes violées étant la plupart du temps condamnées à l’exclusion et à la mort sociale – et de piller le richissime sous-sol congolais.
La chaire de philosophie de l’hôpital, financée par l’Agence française de développement et animée en France par le Conservatoire national des arts et métiers en partenariat avec le groupe hospitalier universitaire de Paris (GHU-Paris), aura pour objectif de théoriser ces pratiques afin de les expérimenter ailleurs.