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Travail social : « L’indiscipline peut être salvatrice »

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Anne Salmon

Responsable du master « Recherche en travail social » et professeure des universités au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), Anne Salmon est chercheuse au laboratoire Histoire des technosciences en société (HT2S).

Crédit photo DR
Dans un livre qu’elle cosigne avec le sociologue Jean-Louis Laville, « Pour un travail social indiscipliné. Participation des citoyens et révolution des savoirs », la philosophe Anne Salmon invite les professionnels à reprendre confiance dans leurs savoir-faire pour favoriser l’« agir avec les publics ».

Actualités sociales hebdomadaires - Que représente pour vous un « travail social indiscipliné » ?

Anne Salmon : Il s’agit d’une aspiration à davantage d’impertinence et à une remise en cause de certains dogmes, peut-être un peu trop vite admis et intégrés par les travailleurs sociaux. J’estime qu’il est urgent de bousculer un certain « esprit de sérieux », pourvoyeur de vaines certitudes qui enferment la pensée, en bloquant les interrogations, les tâtonnements, le temps du doute et de la réflexion, en vue d’un “agir” efficace et juste. Ce dogmatisme se retrouve notamment dans les logiques gestionnaires hors sol. On peut d’ailleurs se demander si celles-ci, en encadrant l’action par des méthodes uniformisantes, n’ont pas fini par irriguer de nombreux dispositifs. Au-delà des appels à la participation des personnes accompagnées ou au renforcement de l’éthique des professionnels, il faut porter un regard sur ce que ces prescriptions induisent concrètement et trouver des manières de louvoyer par rapport à ces cadres qui, trop souvent, enserrent les interventions des praticiens pour les réduire à de simples prestations. L’indiscipline peut être salvatrice.

Votre livre se veut optimiste face au défaitisme ambiant. Quelle perspective entrevoyez-vous pour l’avenir des travailleurs sociaux ?

Ce livre ne vise pas à fixer une ligne directrice. Ce n’est pas un guide de bonnes pratiques. Nous l’avons pensé comme un outil, une ressource, pour que les travailleurs sociaux reprennent confiance dans le fait que leurs savoir-faire ont droit de cité. Et ce, en opposition aux savoirs technocratiques qui proviennent d’instances managériales, de commandes publiques en surplomb. Mais la confiance ne se décrète pas. Il faut appréhender ce qui la fragilise. L’ouvrage est construit de manière à permettre aux professionnels de comprendre pourquoi les savoirs pratiques et expérientiels ont été invalidés et invisibilisés au fil du temps. C’est tout l’objet de la première partie que d’expliquer la hiérarchie des savoirs dont le travail social pâtit. La survalorisation des savoirs théoriques par rapport aux connaissances pratiques est le fruit d’une histoire très longue qui commence dès l’Antiquité avec des penseurs comme Platon. C’est pourquoi le travail de revalorisation de la pratique, qui est déjà amorcé, suppose de revenir à des questions d’épistémologie et de philosophie. Nous avons cherché à donner des armes pour les aborder. C’est un travail de déconstruction et de compréhension des traditions de pensée qui fixent cette hiérarchisation problématique. Notamment parce qu’elle se fait au détriment de ceux qui possèdent des savoirs concrets, en l’occurrence ici, les travailleurs sociaux. Au-delà de fournir un savoir théorique aux professionnels, il s’agit de les armer d’un savoir critique.

Vous prônez une action « avec les publics » et plus « sur les publics ». Comment réussir cette mutation ?

Si l’on veut développer une participation effective, on ne peut se satisfaire de conceptualisations qui invalident systématiquement l’expérience, au profit d’une théorie érigée en critère absolu du vrai. La mutation passe par la déconstruction de ces classifications. Il faut bien comprendre qu’une hiérarchisation des savoirs engendre celle de ces détenteurs. Si le savoir de l’autre est considéré a priori comme illégitime, il est évident que l’on restera perpétuellement dans l’instrumentalisation et le simulacre de la participation. Agir avec les publics suppose de l’impertinence. Les travailleurs sociaux n’osent pas suffisamment considérer que leurs savoirs, ancrés et situés, sont valables. Ils auraient pourtant de bonnes raisons de le faire. Ainsi, ils pourraient peser davantage dans le débat et remettre en cause les instructions qui leur sont imposées, au nom d’une efficience restant d’ailleurs à prouver. En n’ayant pas suffisamment confiance en cette posture empirique, ils vont admettre des formes d’évaluation issues de postures surplombantes qui méconnaissent la diversité des approches professionnelles.

Concrètement, quels sont les risques ?

Cette situation est d’autant plus problématique que l’on prend conscience des pratiques scandaleuses, comme celles d’Orpea, par exemple, que ces évaluations ont laissé passer. Aujourd’hui, on se rend compte que les instances font appel à des cabinets de conseil pour des questions qui relèvent des politiques publiques. C’est contradictoire. Les instances invitent les professionnels à faire participer les publics, mais toute l’organisation de l’évaluation montre qu’aucune place ne leur est laissée dans l’élaboration des critères d’évaluation des interventions. Cela oriente les pratiques et rend intenable la situation des professionnels. Si vous voulez agir avec les publics, il faut qu’ils puissent s’exprimer.

Vous esquissez des passerelles entre le social et l’économie, particulièrement l’économie sociale et solidaire. Pourquoi ?

Agir avec les publics, c’est en définitive un effort de démocratisation du travail social. Or, depuis longtemps, les acteurs de l’économie sociale et solidaire tentent de promouvoir la démocratisation de l’économie par le développement d’initiatives citoyennes. L’économie solidaire possède un savoir-faire en la matière. C’est là que l’on peut imaginer des passerelles et des alliances entre des univers qui s’ignorent encore. De même, on peut chercher à s’appuyer sur les complicités entre professionnels et usagers pour remettre en cause un certain nombre de directives qui répondent plus à des soucis managériaux qu’à des problématiques sociales. Les personnes accompagnées ont une capacité à dire et à expliquer les problèmes qu’elles rencontrent. Il est devenu essentiel qu’elles participent au débat public.

Pourquoi les pouvoirs publics ne laissent-ils pas plus de place aux initiatives citoyennes ?

Je pense que c’est une question de contrôle. Les pouvoirs publics peuvent préférer une concentration du mouvement associatif, plus facile à piloter, qu’une myriade d’initiatives citoyennes. Cela participe d’une standardisation de l’action. D’ailleurs, quand on voit les nombreux recours aux cabinets de conseil, on se pose la question suivante : les pouvoirs publics ont-ils confiance dans les professionnels de terrain ?

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