« Les saisines […] révèlent de fréquentes atteintes à l’intimité et à la dignité des résidents, telles que les toilettes et changes réalisés avec la porte de la chambre ouverte, l’absence de paravent dans les chambres doubles, l’impossibilité pour le résident de fermer sa chambre à clé. » Dans un rapport publié en mai 2021, la défenseure des droits dénonçait le manque d’intimité des usagers dans les Ehpad, soulignant par ailleurs que leur vie affective « n’était pas prise en considération ».
Contrôle sur les déplacements des résidents, manque de confidentialité et de discrétion, interdiction de fermer sa chambre, interventions irrespectueuses, impossibilité de recevoir, chambres à plusieurs… Quels que soient les types d’établissement, les professionnels se trouvent souvent confrontés à de réelles difficultés pour concrètement mettre en place de bonnes pratiques. Tout en naviguant entre injonctions de soin, réalités de la vie collective, problèmes sécuritaires et contraintes organisationnelles. Résultat ? Des droits très hétérogènes au gré des règlements et chartes des établissements, des projets associatifs, et souvent même, une forme de renoncement des résidents.
Pourtant, fruit d’une prise de conscience, les colloques se succèdent. Notamment autour des personnes en situation de handicap et des seniors, pilotés par les grandes associations gestionnaires ou les pouvoirs publics, pour réfléchir au développement de solutions diverses : groupes de paroles, ateliers, recours à des assistants sexuels, etc. « Avant, le déni était total. Ce n’est plus le cas, souligne Jean-Luc Letellier, président fondateur du Crédavis (Centre de recherches et d’études sur le droit à la vie sexuelle dans le secteur médico-social). Mais on reste souvent au niveau des idées. »
Car, pour prendre en compte cette question, il n’existe aucune recette pré-établie. Il s’agit surtout de venir bouleverser le fonctionnement et les logiques institutionnelles, où se jouent des questionnements éthiques parfois très complexes. La gestion des risques et des besoins doit-elle toujours primer sur les droits les plus élémentaires ? Où place-t-on le curseur entre sécurité et liberté ? « C’est un équilibre subtil, qui doit être objectivé, partagé et réévalué régulièrement. Ce sujet est parfois source de conflits, entre représentation de liberté et d’autonomie d’une part, de sécurité d’autre part », expose l’avocate Elodie Jean, spécialisée dans le secteur médico-social. Autrement dit par Jean-Luc Letellier, « le problème, en France, est que les personnes en situations de handicap, sont souvent surprotégées, infantilisées. On se dit qu’elles ne sont pas capables. Mais on ne les a pas du tout aidées à acquérir l’indépendance nécessaire à la prise de décisions. »
D’où la nécessité de révolutionner l’approche. Christian Machen, nommé par l’ARS pour assurer des médiations auprès des usagers du Pas-de-Calais, s’est emparé de ce sujet voilà plus de vingt ans, lorsqu’il était éducateur dans un foyer d’hébergement pour personnes handicapées. « Le pouvoir de l’institution est plus fort que la personne elle-même. Dans un foyer d’hébergement, dans un Ehpad, l’organisation prime souvent sur le désir des personnes. Pour mettre en place un autre accompagnement, il faut d’abord le soutien de la direction et des équipes. Cela demande surtout aux professionnels de changer leur regard, de ne plus être l’éducateur qui décide de la vie de la personne. Accompagner signifie “marcher à côté ou aider la personne à”, non pas faire à la place ou imposer. » La manière et les moments choisis pour entrer dans la chambre en deviennent alors une illustration : « C’est d’abord en discutant de l’organisation qu’on commence à respecter la personne. Il faut décider ensemble d’un programme, avec un contrat, un engagement de part et d’autre. »
Au risque d’enfreindre, sans vraiment s’en rendre compte, l’espace privé des personnes. Au cours de ses recherches, le sociologue David Grand relève ainsi, dans certaines structures d’accueil de personnes sans abri, une « intimité amoindrie ». « Ce ne sont pas des intrusions extraordinaires mais souvent, ordinaires et quotidiennes », constate-t-il. Le sociologue Audran Aulanier, qui a observé la situation des demandeurs d’asile hébergés, s’en fait lui aussi l’écho. « Le travailleur social est quand même un peu celui qui surveille, aussi sympathique soit-il. Il fait toujours partie de cet ensemble administratif à l’horizon, qui ne permet pas vraiment d’être tranquille », remarque-t-il.
Pas évident néanmoins, pour les professionnels, de trouver un équilibre, comme l’admet Pierre Joubert, responsable du centre d’hébergement d’urgence (CHU) Popincourt, piloté par le Samusocial de Paris. Certes, son organisation, qui accueille un public très divers, a mené d’importantes réflexions autour des droits des usagers ces dernières années, en assouplissant notamment un certain nombre de consignes. Mais l’équipe fait tous les jours face à de multiples questionnements, liés à l’intervention dans les chambres, entre problématiques sécuritaires et personnes nécessitant des suivis spécifiques (vécus traumatiques, incontinence, troubles psychiques, grand âge, addictions…).
Autre enjeu, le bâti. « La construction, ainsi que son implantation dans l’environnement, sont à intégrer à la réflexion globale sur le sujet de l’intimité. Par exemple : chambres individuelles ou de couples ou communicantes, accès ou non à un jardin… », souligne Elodie Jean. Une réalité que connaissent bien les professionnels de l’urgence. En 2008, un grand « programme pluriannuel d’humanisation » des centres d’hébergement avait comme objectif de stabiliser les personnes sans domicile dans des chambres individuelles. Mais, treize ans plus tard, cette politique se heurte encore au manque de moyens, comme le note un rapport sénatorial de 2021. Selon ce dernier, ce programme « doit enfin être achevé ». Et ce, alors que « certains centres d’hébergement fonctionnent encore en dortoir collectif ». Au CHU Popincourt, si la majorité des logements sont individuels, le directeur doit encore composer avec quelques chambres doubles. « Il y a des failles dans le système, admet Pierre Joubert. On revient un peu à la case départ sur l’intimité avec ces chambres, où il est extrêmement compliqué de gérer certains besoins élémentaires, mais aussi de mettre en place des règles collectives. Et, certains sujets restent encore peu abordés en équipe, telle la masturbation, par exemple. »
Sensibiliser les personnels autour des questions de sexualité semble d’autant plus crucial qu’il s’agit d’accompagner des personnes particulièrement dépendantes. « Il n’y a rien là-dessus dans les formations initiales, regrette Jean-Luc Letellier. Pourtant, lorsque nous intervenons dans les établissements, on s’aperçoit que les peurs, le sentiment d’être démuni s’estompent vraiment. Il faut apprendre aux professionnels à travailler ensemble et à concevoir correctement les choses. La question de la sexualité reste de côté. Mais à partir du moment où l’on donne des outils, une certaine méthodologie, il est très rare qu’il y ait une résistance. »
En toile de fond, reste la crainte qu’en accordant davantage de souplesse, des brèches s’ouvrent et conduisent à des situations ingérables. « Il y a toujours cette appréhension du débordement. Il existe beaucoup de fantasmes, déplore Jean-Luc Letellier. Récemment, lors d’un séminaire, nous avons reçu le témoignage de deux éducateurs dans un foyer d’accueil, qui avaient autorisé des résidents handicapés psychiques à inviter des personnes de l’extérieur dans leur chambre, même pour plusieurs nuits. Contrairement à leurs préjugés, ils ont témoigné que cela s’est passé très simplement pour tout l’établissement. » Et d’insister : « La porte doit pouvoir être fermée pour le respect de l’intimité de la personne. Mais cette dernière doit aussi être autorisée à l’ouvrir à qui elle veut. » Pour les publics précaires, rares sont les centres autorisant les visites nocturnes. Un aspect qui reste à questionner, selon Audran Aulanier : « Avoir un espace intime, c’est la possibilité de recevoir comme d’être reçu, ce qui montre l’importance des relations dans le lieu de vie. L’intimité est souvent pensée de manière statique, plutôt que dans une dynamique d’allées et venues. L’intimité est une forme de seuil, une zone d’échange. »
Face aux difficultés à prendre en compte des différentes dimensions de la vie affective dans tous les établissements, des textes sont venus étoffer, ces derniers mois, les règlementations en vigueur. Le respect de la vie privée et de l’intimité des personnes accompagnées est ainsi inscrit dans le nouveau référentiel d’évaluation de la qualité, publié par la Haute Autorité de santé (HAS) en mars 2022. Dans le domaine du handicap, la secrétaire d’Etat Sophie Cluzel a par ailleurs diffusé en juillet 2021 une circulaire rappelant aux établissements leurs obligations. Au cœur de cette instruction : la nécessité de former le personnel tout en désignant des référents au sein des établissements. Des directives bien accueillies. « Il m’apparaît important de réinterroger régulièrement, en équipe et avec les résidents et les familles, ce dilemme éthique liberté/sécurité, ainsi que la notion de risque acceptable. D’autant plus que la crise sanitaire a modifié les représentations, les processus de décisions et les modes opératoires habituels », déclare l’avocate Elodie Jean.
Fort de son expérience d’éducateur en foyer, Christian Machen se souvient, pour sa part des bouleversements qu’il a pu y observer. « Certaines personnes se sont mises en couple. Deux d’entre elles se sont même mariées et vivent toujours ensemble dans le foyer. Après tout ce travail, il y a eu un réel changement d’attitude et de comportement. Les résidents ont commencé à évoquer ce qu’ils étaient en capacité de faire et j’ai reçu beaucoup de nouvelles demandes, par exemple pour recevoir telle ou telle personne. Avant, ces personnes ne pensaient pas qu’elles pouvaient avoir une vie sentimentale. Certaines ont même quitté le foyer parce qu’elles ont eu envie de vivre avec leur partenaire, ce qu’elles n’auraient jamais imaginé auparavant. »
En matière d’intimité, le recours à la vidéosurveillance pose question. « L’installation de caméras à la demande des familles – pour prévenir le risque de maltraitance – ou à l’initiative des directions pour la sécurité des résidents, se confronte au droit à la vie privée, à l’intimité et à l’image de la personne hébergée », note la défenseure des droits dans son rapport sur les Ehpad de 2021. Une pratique qui tend pourtant à se développer, y compris dans le secteur du handicap ou de l’aide à domicile. Certaines captations, réalisées à l’insu des personnes, ont même déjà servi de preuves dans des procès. Un usage qui n’a rien d’anodin. La défenseure des droits rappelle, en outre, que le résident doit donner son consentement à la surveillance de sa chambre.
Sophie Cluzel, secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées a annoncé en 2021 le déploiement dans chaque région d’un centre ressources « vie intime, affective et sexuelle ». Le Crédavis est impliqué depuis l’origine dans celui d’Ile-de-France. « L’idée est de créer un guichet unique pour toutes les personnes en situation de handicap à la recherche d’accompagnement, qu’elles vivent chez elles, chez leurs parents ou en institution, expose Jean-Luc Letellier. Il s’agit de recenser les besoins et les ressources – aujourd’hui peu connues et pourtant nombreuses – pour les mettre à disposition. Le centre viendra aussi en appui aux professionnels qui souhaiteraient mettre en place des groupes de parole. Et cela peut même aller jusqu’à des demandes plus individuelles. » Neuf centres avaient déjà vu le jour en novembre 2021. L’ensemble du territoire devrait être couvert d’ici la fin de l’année 2022.