« Que faut-il comprendre de la désaffection pour les métiers du social ? Est-ce le symptôme d’un dysfonctionnement des organisations, qui n’articulent plus les besoins de fonctionnalité du terrain avec les aspirations des professionnels ? La question de la rémunération comme indicateur de reconnaissance sociale n’est pas la seule à interroger.
De réformes en rationalisations, d’évolutions des pratiques en appauvrissement des élaborations cliniques et éducatives, de projets injonctifs en déresponsabilisation et en engagements tronqués par un principe de précaution défensif, les finalités s’estompent au profit de réponses rapides, dont le ratio efficience/coût est systématiquement priorisé. Au détriment de notions plus floues mais incontournables, “humaines”, comme les ressentis positifs d’expression de soi, le partage de convictions, l’implication collective dans une cause, le plaisir de réaliser, d’imprimer sa marque sur son environnement, d’être reconnu…
L’assèchement du sens des interventions, parfois de leur utilité dans les méandres administratifs et réglementaires, et la non-prise en compte de la dimension psycho-affective des personnes (leur “soi social” et leur “soi intime”) sont les résultantes de la montée d’injonctions paradoxales : innover/reproduire ; assumer ses prises de risque/se soumettre au cadre normatif ; s’engager/se protéger ; intervenir autoritairement/ne pas prendre le risque d’être maltraitant… Que reste-t-il du sentiment d’aventure, de la mobilisation pour soutenir des idées, de l’implication créative personnelle, de l’engagement relationnel et inconditionnel auprès des personnes en difficulté, limitées dans leur participation sociale ?
Il ne s’agit pas là d’en appeler à l’épopée des bâtisseurs du secteur, mais de retrouver ce qui poussait les jeunes gens à s’engager dans les métiers du travail social. Les évolutions anthropologiques des représentations de l’autorité, en lien avec le déclin des institutions et la montée des individualismes, ont profondément modifié le rapport au travail. Il nous faut réexaminer ce qui fait sens et produit de la motivation pour s’engager dans ces fonctions du lien social.
Face à l’exigence accrue des personnes à être soutenues dans leur recherche d’adéquation entre vie professionnelle et vie privée, ainsi qu’à leur “difficulté” à assumer les conditions et risques de leur engagement, liés à des conditions financières de “fin de mois” angoissantes, il n’est guère étonnant que les professionnels se détournent d’un exercice devenu “trop” exigeant, peu valorisant, peu reconnu socialement. La qualité des relations au sein des équipes, les accompagnements réflexifs au quotidien, une élaboration de sens continue portée par un management attentif et soutenant, qui organise et rassure, sont les conditions d’une meilleure implication et d’un engagement durable des professionnels du secteur.
L’absentéisme sous toutes ses formes est le symptôme d’une désimplication défensive ou protestataire, quand il n’est pas celui de causes psycho-sociales plus personnelles. La gestion des temporalités des séquences de travail, la répartition des tâches, la continuité des interventions auprès des personnes accueillies ou accompagnées sont devenues les principales préoccupations des cadres de proximité, chargés d’organiser le fonctionnement et l’animation des services. L’absentéisme ayant pour conséquences l’aggravation des conditions de travail, l’augmentation de la charge horaire des personnes (peu rétribuée, seulement récupérée souvent à des dates non choisies) et une importante fuite vers des recherches de terrains d’exercice professionnel plus “apaisés”.
Par ailleurs, la tension relationnelle provoquée par la désignation de remplaçants pour pallier les absences et ses répercussions sur la qualité des échanges au sein des réunions de travail entravent la mise en œuvre d’un management permettant l’expression des qualités humaines et des compétences professionnelles des salariés au bénéfice des personnes accueillies et accompagnées. Les temps dédiés aux réunions d’organisation recouvrent les espaces enrichissants de réflexion clinique et d’élaboration de projets. Ainsi, beaucoup – cadres comme non cadres – ne “trouvent plus leur compte” dans ces fonctionnements.
La recherche de remplaçants se déplace à l’endroit du recrutement. Où sont les candidats formés aux métiers du travail social, surtout ceux de la “première ligne”, les éducateurs spécialisés et les moniteurs-éducateurs ? Quelles formations ont-ils reçues, qui les prépareraient à assumer les tensions psychiques d’un cadre de travail exigeant et des situations parfois physiques face aux interpellations agressives des personnes accueillies et suivies ?
Deux questions s’imposent pour repenser un management respectueux des professionnels et, par voie de conséquence, la bientraitance des personnes accueillies et suivies : celle des conditions de travail et celle des accompagnements formatifs.
L’éclatement des structures au profit de petites unités incluses dans leur environnement, dans leur territoire, plus réactives aux attentes et besoins des personnes, mobilisant une logistique allégée, a simultanément responsabilisé et valorisé les professionnels, exerçant dans des équipes restreintes au sein desquelles la communication et les réflexions sont plus aisées, plus personnalisées. Il nous faut maintenant, avec le recul des vingt dernières années, évaluer, d’une part, les bénéfices en matière d’éducation et de soins pour les publics de ces structures et, d’autre part, la qualité de travail et d’épanouissement réellement apportée aux professionnels. Nous ne pouvons plus ignorer la pénibilité d’être isolés et peu nombreux face aux difficultés comportementales des personnes, notamment des adolescents. L’absentéisme récurrent diminuant les ratios d’encadrement prévus, une réflexion approfondie s’impose sur les conditions d’exercice et la clarification des missions, si nous voulons rendre plus attractifs nos métiers.
“Mieux préparer” les professionnels du secteur aux évolutions des pratiques, les rendre plus créatifs et engagés dans leurs fonctions passe par une mise en question des processus de formation initiale et continue. Des recherches et des débats doivent relancer une réflexion sur la pertinence des contenus et des modalités de formation susceptibles de redonner plus d’attractivité à nos “métiers de la relation”.
Plusieurs approches se distinguent. On peut prendre en compte l’accès aux formations initiales et les conditions financières de vie des étudiants ; l’effectivité d’une formation continue par le financement et l’accès aux stages, journées d’études, séminaires et colloques qui irriguent les réflexions et la créativité des équipes ; le financement et la mise en œuvre d’un accompagnement “en intra” visant à renforcer les compétences professionnelles des personnes au sein des structures ; la mise en œuvre d’une véritable politique de GEPP (gestion des emplois et des parcours professionnels, ex-GPEC) personnalisée pour assurer les évolutions de carrière ; travailler en inter-institutionnalité la mobilité des personnes, la valorisation de leurs savoir-faire, leur accès à des formations complémentaires ou supérieures financées et incluses dans le temps de travail… Les institutions ont plus que jamais besoin de cadres de haut niveau en capacité d’accompagner les évolutions et les problématiques nouvelles qui se présentent à elles. Le défaut de préparation à l’exercice des fonctions et l’absence de perspectives d’évolution professionnelle conduisant au départ des professionnels.
Il est temps maintenant d’examiner la situation sans a priori dogmatiques ou idéologiques. Trois axes managériaux s’imposent : le droit du travail, la formation, les coopérations interassociatives.
Le droit du travail, qui organise notamment l’action collective ne répond plus aux aspirations individuelles des acteurs. Ainsi, les négociations locales avec les représentants du personnel, sans perdre la référence à un cadre général, gagneraient à être reconnues par des accords d’entreprise dérogatoires, pour permettre une adéquation plus pragmatique entre vie privée, vie professionnelle et besoins des personnes en difficulté. Notamment dans l’organisation des temps contraints que sont les nuitées, les week-ends et les transferts.
Les formations initiales et continues sont au cœur des problématiques managériales. Le rapport entre compétences professionnelles et tâches à réaliser pose la question de la souffrance au travail, dès lors que l’on ne pourrait plus élaborer ses interventions et que l’on serait confronté, sans pouvoir les penser, aux symptomatiques oppositionnelles et parfois agressives des personnes accueillies et/ou accompagnées.
Les coopérations associatives et les partenariats interinstitutionnels peinent, eux, à se développer dans un contexte concurrentiel implicite. Il s’agit d’inventer de nouveaux modèles d’action collective au niveau des territoires par des engagements pérennisés par voie de convention. Mutualisation, subsidiarité, actions concertées… Des acteurs devenus davantage partenaires que concurrents rendront la vie des organisations plus sereine et ouverte, permettant une motivation et une implication meilleures des professionnels dans les projets associatifs et ceux des dispositifs institutionnels. »
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