Juliette a 16 ans et elle défile, le pas ferme et le poing levé. Elle est en colère contre ceux qui ont voté et ceux qui n’ont pas voté, contre ceux qui ont choisi un bulletin et ceux qui n’ont rien choisi. Elle est en colère contre son tonton relou qui fanfaronne qu’il n’a peur de rien et contre sa voisine qui a peur de tout. Elle est en colère et elle le clame de toute la force de sa jeunesse.
Louis a 17 ans et il défile, le pas déterminé et le poing serré. Il est abasourdi, assommé. 17 %. Il se le répète en boucle. On n’est pas sérieux quand on a 17 ans, mais on le devient quand il y a 17 %. Il se sent l’âme d’Arthur Rimbaud et le courage de Guy Môquet, il sera de toutes les manifs et de toutes les luttes.
Nafissa a 20 ans et elle défile, le pas hésitant et les mains tremblantes. Les promesses des uns et les diatribes des autres se mélangent, les mots s’envolent et retombent autour d’elle, pancartes et slogans qui tourbillonnent dans une danse macabre. Elle n’a pas envie de danser, elle veut juste marcher et crier, parce que non, cette France n’est pas la sienne, ce vote est une insulte au pays des Lumières et des droits de l’Homme.
Juliette, Louis, Nafissa, jeunesse déterminée qui défile fièrement contre la France des idées rances, qui apostrophe les quelques passants restés en retrait du cortège. « Toi, pour qui as-tu voté ? Toi, oui, toi là-bas, n’as-tu pas honte ? Et toi, oui, toi qui t’en vas, j’espère que tu vas choisir le bon bulletin cette fois ! »
Juliette regarde d’un œil morne les résultats. L’extrême droite au second tour, la troisième fois en vingt ans, elle serait presque blasée. Cette fois encore, il y aura un sursaut, le fameux « barrage républicain ». Cette fois encore, il y aura des manifs, révolte en bandoulière de la jeunesse en colère. Cette fois encore… Mais jusqu’à quand ? Un jour, il n’y aura plus de colère, plus de révolte. Un jour, leurs idées seront tellement banales qu’on n’y verra plus rien de mal.
Louis écoute d’une oreille distraite un politologue quelconque. Même discours creux, mêmes mots usés et rabâchés, ceux auxquels il croyait encore en 2002, quand il était jeune, la belle époque. Mais la vie est passée par là, le travail, le mariage, le chômage, le divorce. Rien ne change, tout recommence, quand c’est pas le père c’est la fille. Le front ou le rassemblement, qu’importe, l’Internationale a cédé la place aux sirènes de leur chant national. Après tout, on n’a jamais essayé, se dit-il en reprenant une part de gratin. C’est peut-être pas si terrible, et puis cinq ans c’est vite passé.
Nafissa éteint la radio. Trop de mots, trop de bruit, elle veut du silence. Sur son portable, les notifications s’enchaînent et se déchaînent. Ça bipe, ça vibre, ça sonne, alerte sur tous les réseaux et dans tous les journaux. Ses collègues se répandent vite et fort, pas de place pour le vide, il faut écrire partout et tout de suite. Mais ce soir, elle n’en a pas le courage. Le combat lui semble perdu d’avance, et elle est fatiguée, tellement fatiguée.
Juliette, Louis, Nafissa, hier en colère et aujourd’hui résignés. Et demain ?