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Les vieux pauvres n’intéressent personne

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La situation des personnes immigrées âgées ne cesse de se dégrader. Au plan social comme médico-social, les professionnels qui les entourent font face à une inertie politique actée depuis près de dix ans.

« Il est des questions, rares il est vrai, que l’Assemblée nationale n’a jamais eu l’occasion d’examiner. La situation, dans notre pays, des personnes immigrées et âgées faisait partie de celles-là. » Ces mots sont ceux de Claude Bartolone, alors président de l’Assemblée nationale, lors de la présentation du rapport de la mission d’information sur les immigrés âgés, en 2013. Menée par le député Alexis Bachelay, cette enquête avait pour objectif d’analyser la situation de cette population, grande oubliée de la République. Depuis, toujours rien alors que tout était déjà consigné dans cette enquête : manque de reconnaissance, faibles pensions de retraite, accès aux droits défaillant, conditions de logement indignes, santé précaire, isolement…

Fruit de l’histoire particulièrement mouvementée de l’immigration en France, Belges, Italiens, Polonais, Espagnols, Portugais, Algériens, Marocains, Tunisiens, Sénégalais, Maliens, Mauritaniens, Chinois, Pakistanais… se sont succédé pour prêter main-forte à notre économie. « Les premières vagues d’immigrés ont été absorbées sans difficulté particulière, souligne Omar Samaoli, gérontopsychologue, enseignant et directeur de l’Observatoire gérontologique des migrations en France. Plus personne aujourd’hui ne parle des Polonais, des Italiens ou des Portugais. En revanche, toute la main-d’œuvre originaire des pays du Maghreb, et dans la foulée celle de l’Afrique subsaharienne, constituent le cœur des difficultés actuelles. Particulièrement, en raison de leur entrée dans la retraite et de leur avancée en âge. »

Un sujet impensé des politiques publiques. « La question du vieillissement de cette population est traitée de façon très sectorielle et très cloisonnée. Cette différenciation est renforcée par les barrières culturelles : on ne vieillit pas de la même façon en Asie, en Afrique ou en Europe. Les travailleurs sociaux doivent donc s’adapter », déplore Estelle Camus, chargée d’étude à l’Observatoire national de l’action sociale (Odas). En 2018, cet organisme alertait déjà sur la problématique d’un accompagnement d’autant plus complexe qu’il nécessite des compétences très variées, dans les secteurs sanitaire, social et médico-social(1).

« J’ai rencontré beaucoup de travailleurs sociaux désemparés car ils étaient face à des personnes en situation de grande dépendance et ne savaient pas à qui s’adresser, certifie Valérie Wolff, chercheuse à l’Ecole supérieure européenne de l’intervention sociale(2). A contrario, les professionnels du soin ne savent pas comment procéder pour répondre à leurs difficultés sociales. » Les profils de ces personnes vieillissantes varient aussi selon qu’elles ont ou non « réussi » leur intégration. Alors que leur projet migratoire était censé être ponctuel, pour bon nombre d’entre elles, la retraite n’a pas été synonyme de retour au pays. Si certains oscillent entre ici et leur port d’attache d’origine, d’autres sont définitivement ancrés en France. Pour ces « éternels transhumants » comme les appelle Omar Samaoli, le logement demeure une épine dans le pied.

Du provisoire au durable

Venus travailler dans les mines, le bâtiment ou le secteur de l’automobile, ils ont été accueillis dans les foyers de travailleurs migrants construits pour l’occasion. Des chambres de 5 à 9 m2, cuisine et sanitaires partagés. « Pour disposer d’un logement confortable, en dehors des foyers, on leur demandait d’être en famille. Or pour faire venir leur famille, on leur demandait d’avoir un logement suffisamment grand », déplore Omar Samaoli. Certains immigrés n’ont ainsi jamais pu quitter les foyers. Le provisoire est devenu durable, voire définitif. « Les résidents âgés de 60 ans et plus représentent 37 % de notre clientèle, soit 21 400 personnes sur une population totale de 59 000 personnes », détaille Sophie Minday, directrice de la gestion locative et sociale d’Adoma (ex-Sonacotra). Et d’ajouter : « 95 % de ces résidents de plus de 60 ans sont des hommes seuls. Une nette majorité (78 %) vient d’en dehors de l’Union européenne et pour 53 % d’entre eux, ils arrivent d’Afrique du Nord et 23 % d’Afrique subsaharienne. »

Très vétustes, une grande partie des foyers a été transformée en résidences sociales ces dernières années. De petits studios individuels, pour la plupart adaptés à la perte d’autonomie, soumis à une redevance mensuelle dont le montant est déterminé selon les ressources du locataire. « Chaque résidence comprend un responsable de la gestion locative sociale qui a pour rôle d’organiser des actions collectives mais aussi d’être en soutien à l’accès aux droits, renseigne Arnaud de Broca, délégué général de l’Unafo (Union professionnelle du logement accompagné). Ce ne sont pas nécessairement des personnes diplômées du travail social, mais elles connaissent les différents acteurs de terrain. Ce qui leur permet de coordonner les actions, les besoins. »

Chez Adoma, le professionnel ressource est le responsable de résidence. Son rôle consiste à la fois à gérer les entrées et les sorties, la commercialisation des logements, l’accueil des nouvelles personnes, la signature des contrats. Plus spécifiquement, c’est à lui que revient la mission de repérer les premiers signes de fragilité du résident, d’exercer un premier niveau de diagnostic, de déterminer les actions à mener et d’oriente, le cas échéant, vers le bon partenaire. « Mais il ne doit pas se substituer au droit commun, précise Claire Diop, cheffe du pôle « ingénierie sociale » chez Adoma. Nous sommes avant tout des bailleurs sociaux et les résidents des citoyens. A ce titre, ils doivent être soutenus et avoir accès à tous les dispositifs et services publics du territoire. »

Le passage du foyer à la résidence sociale a permis d’améliorer la qualité de vie des immigrés âgés mais tous n’en ont pas bénéficié. Car qui dit logement plus confortable, dit redevance plus élevée. Dès lors, « faute de moyens suffisants, certains refusent de changer », assure le sociologue Emmanuel Jovelin, titulaire de la chaire de travail social et d’intervention sociale au Conservatoire national des arts et métiers. Selon le professeur émérite Marcel Jaeger et président de l’Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale (Unaforis)(3), c’est le raisonnement qui pose problème : « La solution n’est pas de les regrouper dans une autre forme d’établissement plus présentable, plus supportable, mais de sortir de ces logements précaires. Il y a une sorte de sédimentation de ce public dont on ne sait pas quoi faire et qu’on laisse dans des situations scandaleusement catastrophiques. » A commencer par la grande précarité.

Le piège se referme

Très majoritairement analphabètes, pour la plupart parlant mal le français, les personnes âgées immigrées n’ont qu’un accès très limité aux droits auxquels elles pourraient prétendre. A leur maigre retraite, conséquence d’une carrière à trous ou altérée par du travail au noir, s’ajoutent souvent l’allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa) et l’aide personnalisée au logement (APL). Encore faut-il pouvoir remplir les dossiers ? D’autant que la dématérialisation et la fermeture progressive des accueils de jour de la caisse d’allocations familiales ou de la caisse primaire d’assurance maladie aggravent leur exclusion.

Autre problème : ces allocations sont conditionnées à une durée de présence minimale sur le territoire de huit mois pour l’APL et de six mois pour l’Aspa. Ce qui n’est pas sans conséquence. « Sans les aides sociales, ces personnes n’ont pas suffisamment pour vivre. Alors même qu’elles ont travaillé, pour certaines, toute leur vie en France, explique Omar Samaoli. Ces compléments de retraite n’étant pas “exportables”, elles sont obligées de vivre entre la France et leur pays d’origine. Une véritable épée de Damoclès ! Ainsi des trop-perçus de 3 000 € ont été réclamés pour avoir passé dix jours de trop à l’étranger. Comment rembourser avec une retraite de 600 € ? C’est un piège. »

En 2007 a été créée l’aide à la réinsertion familiale et sociale des anciens migrants dans leur pays d’origine, censée être plus adaptée aux situations complexes. Un échec cuisant. « On leur demandait de renoncer à leurs autres aides pour repartir chez eux avec une allocation plafonnée. En faisant leurs calculs, les intéressés se sont aperçus qu’ils y perdaient », explique Omar Samaoli. In fine, selon un rapport de l’inspection générale des affaires sociales (Igas) seulement 29 personnes ont bénéficié de ce dispositif. « A-t-on vraiment envie qu’elles accèdent à leurs droits, s’interroge Maïa Lecoin. Il y a clairement un manque de volonté politique. »

Dix ans après la mission d’information d’Alexis Bachelay et ses 82 propositions pour améliorer la prise en charge des anciens migrants, la situation n’a fait qu’empirer. « Nous sommes en flux tendus. Il y a trois ans, nous n’avions que 800 adhérents ; en 2021, nous étions à plus de 1 000. Une croissance exponentielle, boostée par l’arrivée à l’âge de la retraite des personnes venues d’Afrique subsaharienne dans les années 1980 », constate Maïa Lecoin. Conséquence : l’association ne peut pas accompagner tout le monde et a le sentiment que les services publics leur renvoient la « patate chaude ». « Toutes les personnes que nous accueillons nous disent ne pas être reçues quand elles se rendent dans les services de droit commun. On les oriente systématiquement vers notre café social. Avant, elles se rendaient à la mairie, rencontrer l’assistante sociale… Ce n’est plus le cas aujourd’hui. On se retrouve à faire le travail des administrations publiques sans avoir les financements correspondants. »

Si sur le fond les problèmes perdurent, c’est aussi en raison d’un changement de paradigme gouvernemental, pointe Emmanuel Jovelin : « En 2015, la France a été confrontée à l’arrivée massive de Syriens et d’Afghans fuyant la guerre. La donne change alors : les personnes âgées immigrées ne sont plus prioritaires. Les crédits ont été désormais consacrés à l’accueil des nouveaux arrivants. » L’actualité ukrainienne pourrait encore confirmer ce revirement.

L’éthique de l’altérité

La formation des professionnels constituait une des préconisations du rapport « Bachelay » de 2013. « C’est un public très spécifique, explique Valérie Wolff, chercheuse à l’ESEIS. La démarche diffère selon la nationalité, le parcours migratoire mais aussi selon que l’on s’adresse à une personne qui a construit sa vie avec sa femme et ses enfants ou une personne qui fait des allers-retours au pays. » Les travailleurs sociaux sont aussi confrontés aux spécificités culturelles. « On ne peut pas être spécialiste de tout, on n’y arrivera jamais. L’important est donc de comprendre la culture, la religion et de se mettre dans une position de découverte de l’autre. C’est ce que j’appelle une “éthique de l’altérité” et non une “éthique de l’interculturalité”. Le danger est d’avoir des réponses “prêt-à-porter”, uniques, risquant d’enfermer les professionnels dans une forme de déterminisme », ajoute la chercheuse.

Un premier logement à 80 ans

L’association Ayyem Zamen (« le bon vieux temps » en arabe) a inauguré en 2003 un premier café social, à Belleville, quartier parisien peuplé de longue date d’immigrés maghrébins. L’équipe, composée de travailleurs sociaux, d’animateurs socio-culturels, d’assistants de service social et d’une conseillère en économie sociale et familiale (CESF), appuie au quotidien les immigrés dans leurs démarches. L’objectif est double : lutter contre l’isolement et apporter une aide administrative, « particulièrement pour la retraite », confie Maïa Lecoin la responsable. D’autres lieux ont ouvert sur le même modèle. Ainsi, à Lyon où l’association L’Olivier des sages accueille 600 personnes de plus de 55 ans, dont 80 % de chibanis. Depuis 2020, la structure dispose de huit appartements (des T3 avec deux chambres) entièrement meublés, en colocation partagée. « Nos locataires ont vécu pratiquement toute leur vie dans des garnis de 5 m2. C’est la première fois, à plus de 80 ans, qu’ils ont un logement », renseigne Zohra Ferhat, la fondatrice de l’association. Régulièrement, la CESF se rend dans les logements pour aider les locataires à obtenir leur titre de séjour, leur retraite, leur dossier MDPH… « Récemment, un monsieur de 85 ans est venu car, pour sa retraite, la Carsat lui demandait un an de relevés ainsi qu’un justificatif de loyer alors qu’il est analphabète. Nous accompagnons des personnes âgées de plus de 90 ans dont certaines sont inconnues des services sociaux », pointe Patricia Abd-El-Kader, fondatrice du café social grenoblois la Maison des sages. Le dispositif, qui convie également ses adhérents à des séances de cinéma, des fêtes d’anniversaire, des tournois de pétanque, des visites…, organise des ateliers de transmission de la mémoire dans les collèges aux alentours. Pour Patricia Abd-El-Kader, « il est important que ces personnes transmettent leur vécu, cela les valorise ».

Notes

(1) Odas – « Soutien aux personnes âgées immigrées. Recueil de bonnes pratiques » – 2018.

(2) Co-auteur avec Emmanuel Jovelin de l’étude : « L’accompagnement social et sanitaire des personnes âgées immigrées » – Revue Hommes &Migrations, 2015.

(3) Co-auteur avec Emmanuel Jovelin de « Parcours de vie des personnes âgées immigrées » – Revue Vie sociale Cedias-Musée social, 2017.

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