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« Des destins loin des images préconçues »

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Davantage invisibilisées que leurs homologues masculins, en proie à de nombreuses idées reçues, les femmes immigrées vieillissent très souvent seules. Dans son travail de thèse, Julie Leblanc cherche à mettre en lumière leur parcours, ainsi que les tenants et les aboutissants de ce passage sous silence.
Pourquoi vous êtes-vous intéressée à ce sujet de thèse ?

Je suis infirmière de métier et je me suis dirigée vers l’anthropologie en cours de carrière. A ce moment-là, je voulais monter un centre de santé associatif au sein du territoire des Minguettes, à Vénissieux, dans la banlieue lyonnaise. Je me disais que le public immigré âgé pourrait être un public cible. Finalement, le centre a ouvert à un autre endroit, et moi, je suis restée aux Minguettes pour ma recherche. En creusant ce sujet du vieillissement et de l’immigration, je me suis assez vite rendu compte qu’il y avait des écrits sur les hommes, notamment ceux vieillissant dans les foyers Sonacotra – c’est d’ailleurs par ce biais que cette question a émergé dans les sciences sociales – mais très peu de travaux sur les femmes. Cela m’a interpellée. Lorsque j’arrivais avec des questions sur l’immigration, le vieillissement et le genre, certains me répondaient que les femmes n’étaient pas là, qu’elles étaient restées au pays. D’autres m’expliquaient qu’elles étaient bien présentes, mais dans des lieux spécifiques : au centre social, à la mosquée, au marché… Cette question m’a paru opportune à investiguer.

Pourquoi les femmes immigrées de plus de 60 ans sont-elles invisibilisées ?

Les femmes ont d’abord longtemps été invisibilisées dans les flux migratoires. Depuis 1921, la part des femmes immigrées, toutes origines confondues, n’a jamais été inférieure à 40 % dans ces flux vers la France. Aujourd’hui, elle dépasse même un peu 50 %. Lorsqu’on lit les recherches féministes sur la question, nous nous apercevons que le constat de cette invisibilisation n’est pas du tout récent. Il en était déjà question dans les années 1970-80. Habituellement, on pense également que ces femmes sont arrivées avec la loi sur le regroupement familial dans les années 1970. Mais celles que j’ai rencontrées, principalement originaires d’Algérie, du Maroc et de Tunisie – j’ai aussi rencontré des femmes sénégalaises à Marseille –, ont pour beaucoup immigré dans les années 1950-60. Cette question du regroupement familial a finalement pris beaucoup de place, résumant un peu à elle seule la venue des femmes et qu’il n’y avait pas plus de questions à se poser. On a expliqué qu’elles étaient arrivées pour rejoindre leur mari, qu’elles avaient suivi le mouvement. Elles ont en quelque sorte été dépossédées de ce projet migratoire.

Souffrent-elles également d’une mauvaise image ?

Lorsqu’on a commencé à évoquer les femmes migrantes, les femmes immigrées, on s’est plutôt intéressés aux jeunes et aux entrepreneuses pour défaire les stéréotypes. Il s’agissait de mettre en lumière le fait qu’elles n’étaient pas uniquement des femmes au foyer ou analphabètes. Celles que j’ai rencontrées font dès lors un peu figure de repoussoir, par peur de renforcer ces stéréotypes. Elles se trouvent au croisement de plusieurs catégorisations. Le genre, évidemment, mais aussi l’âge, l’origine ethnique et la classe sociale, car je me suis intéressée à des personnes pauvres. Plutôt que d’en parler davantage, puisqu’elles entrent dans différents champs de recherche, elles se retrouvent dans une sorte d’angle mort et tombent dans l’oubli. On a théorisé cela avec la notion d’« intersectionnalité ». Ce sont des questions qui prêtent à débat en France, elles n’en demeurent pas moins essentielles pour comprendre le vécu de ces femmes et leur invisibilisation.

Quelle est leur histoire ?

Les femmes algériennes sont arrivées plutôt dans les années 1950-60. Les autres, notamment les Sénégalaises, sont venues un peu plus tard, après 1980. Toutes ne sont pas arrivées pour rejoindre leur mari. Il y a celles qui ont retrouvé un membre de leur famille, un frère, un père… Celles qui sont venues seules et sont restées célibataires. Enfin, certaines ont immigré à la suite d’un divorce ou d’un veuvage dans le pays d’origine et qui ont laissé leurs enfants pour venir travailler en France et subvenir à leurs besoins. Un rôle d’ordinaire attribué aux hommes.

En quoi est-il plus difficile pour les femmes immigrées de vieillir en France ?

Beaucoup d’entre elles sont divorcées et la part de veuvage est très importante dans cette population. Cela s’explique notamment par le fait qu’elles sont souvent plus jeunes que leur mari. Les hommes ont par ailleurs eu des carrières professionnelles très difficiles réduisant leur espérance de vie. Dans de nombreux cas, elles ont été destinées à avoir un rôle d’aidante de leur conjoint un temps, avant que ce dernier décède. Il persiste cette idée d’une culture d’origine qui serait beaucoup plus familialiste que la nôtre, les enfants restant pour s’occuper de la personne âgée. A l’épreuve de la réalité, ce sont des questions bien plus complexes. Il s’agit d’abord de classes populaires ; ensuite, les enfants sont comme tous les enfants de parents âgés en France, beaucoup travaillent et ont leur propre foyer dans des logements petits. Ces femmes sont ainsi nombreuses à vieillir seules avec des aides à domicile, un infirmier, une aide-ménagère, et les enfants, plus ou moins présents. Mais j’en ai aussi rencontré qui étaient très isolées, en rupture familiale. Des destins loin des images préconçues de personnes choyées, entourées de leurs proches.

Ont-elles le projet de retourner dans leur pays d’origine ?

Une enquête nationale sur le passage à la retraite des immigrés en France montre que les femmes, toutes origines confondues, sont moins enclines que les hommes à retourner dans leur pays d’origine pour y passer leur vieillesse. Très souvent, le projet de retour est porté plutôt par les hommes, même si celui-ci n’aboutit pas forcément. Pour les femmes, ce n’est souvent pas envisageable, car beaucoup gardent leurs petits-enfants ou hébergent un de leurs enfants adultes. En outre, lorsqu’elles sont là depuis plus d’un demi-siècle, elles ont plus vécu en France, où elles ont leurs habitudes de vie, que dans leur pays d’origine. Elles y retournent 15 jours ou un mois, dans l’année, et plus elles avancent en âge plus cela devient compliqué car elles ont besoin d’être accompagnées d’un proche.

Comment davantage prendre en compte ces femmes dans les politiques publiques ?

La dématérialisation des services publics est une question importante. C’est catastrophique pour cette catégorie de la population. Certaines ne lisent pas et n’écrivent pas forcément le français. Et au-delà de la barrière de la langue, remplir un dossier administratif en ligne reste compliqué. Il est aussi important de créer des lieux de sociabilité où les femmes peuvent se retrouver. A Lyon, des initiatives sont menées en ce sens pour les personnes immigrées âgées, mais elles demeurent situées dans le centre-ville. Dans les quartiers, ces apports n’existent pas, souvent seul le centre social peut les accueillir. Les cafés sont par ailleurs des lieux plutôt masculins. Il manque d’endroits où les femmes peuvent se rendre compte qu’elles ne sont pas seules à avoir ces problèmes de santé ou de famille. Ensuite, il me semble fondamental d’écouter leurs histoires et de valoriser leur parcours. Il faudrait pour cela arrêter de les réduire à des femmes « victimes de », « soumises de ». Demeure cette idée, qui découle du regard postcolonial, que le patriarcat est associé aux Maghrébins et aux Africains de manière générale. Mais ces femmes sont confrontées aux mêmes problématiques que toute femme de leur génération. Elles portent un regard critique sur leur parcours tout en refusant d’avoir une vision binaire. Elles nous montrent une autre version de l’émancipation, qui ne passe pas forcément par le fait de s’affranchir de son groupe social ou de conquérir une totale indépendance. Elles en donnent une interprétation solidaire, avec l’importance du groupe et des enfants. Il est essentiel de changer notre regard sur ces femmes, ce qui signifie les observer davantage, mais également autrement.

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