« J’ai commencé à aider mes parents, tous deux muets, à l’âge de 6 ans. C’était naturel pour moi de les accompagner à tous leurs rendez-vous extérieurs (CAF, impôts, banque, garagiste, rendez-vous médicaux…) et de faire office d’interprète. La charge mentale, la solitude, l’inquiétude, j’ai connu tout cela. Je pensais d’ailleurs être la seule à vivre avec ces responsabilités. Jusqu’à ce qu’à 37 ans, je comprenne que nous étions des millions dans cette situation », raconte Marina Al Rubaee, auteure de Il était une voix… L’histoire d’une petite fille dans un monde sans bruit(1). En France, on estime en effet à 11 millions le nombre de personnes qui viennent en aide de façon régulière et répétée à un proche fragilisé par la maladie, le handicap ou en perte d’autonomie. Parmi eux, plus de 700 000 sont des enfants de moins de 18 ans et selon l’étude Adocare(2), cette situation concernerait 14 % des jeunes de 15 et 17 ans au lycée, soit 3 ou 4 élèves par classe. Un chiffre vraisemblablement sous-estimé, parce qu’il n’est pas toujours simple, y compris pour les enfants, de se reconnaître aidants. « Il est vrai que la frontière entre ce qui relève de l’entraide familiale et ce qui caractérise une situation d’aide est poreuse. Comme si, à partir du moment où un jeune vit avec un proche malade, il était aidant d’office. Ce qui est faux. Sinon, il y aurait 42 % de jeunes aidants en France », ironise Aurélie Untas, enseignante-chercheuse spécialisée en psychopathologie à l’université Paris Cité (ex-Paris Descartes). Dans ces familles, en effet, un jeune peut venir en aide, les autres pas.
La mise en œuvre de cette relation d’aide revêt des formes multiples selon la gravité et l’évolution de la dépendance. Plusieurs travaux, tels ceux de la recherche participative coordonnée par Handéo en 2021(3) et du programme JAID initié en 2017(4), montrent ainsi que cette aide est plus ou moins fréquente, plus ou moins intense et plus ou moins permanente. Le tout, souvent loin des regards des professionnels. « J’ai beau évoluer dans le milieu du handicap depuis des années, je n’imaginais pas, il y a peu encore, que des enfants puissent vivre ce type de situation. Pourtant, quand on se déplace dans les familles, on note bien leur présence. Mais on se focalise sur la personne en difficulté et à mon sens pas assez sur l’entourage », reconnaît Sonia Pareux, chargée de mission et développement au Pôle ressources handicap 37, également conceptrice d’ateliers artistiques labellisés par l’association Jeune aidants ensemble (Jade) en Indre-et-Loire (voir page 10).
Si les jeunes aidants ont longtemps été un des angles morts de l’action publique, le gouvernement a fini par s’emparer du sujet en 2019 avec la stratégie nationale « Agir pour les aidants 2020-2022 ». Là, pour la première fois, un volet est consacré à cette catégorie de la population qui, de façon tout à fait inédite en France, comparativement à des pays comme l’Australie ou l’Angleterre, peut enfin faire entendre sa voix. Une année à marquer d’une pierre blanche, estime Gwenaëlle Thual, la présidente de l’Association française des aidants : « C’est clairement ce qui a contribué à les sortir de l’invisibilité dans laquelle la société les tenait. Même si certains acteurs tels que l’association Jade – travaillaient déjà sur cette question depuis plusieurs années. » Un avis que partage le sociologue Cyril Desjeux. Directeur scientifique de l’étude Handéo, il a participé à l’élaboration d’un guide de sensibilisation aux situations des jeunes aidants. « Il est fondamental de nommer ce type de public au niveau national pour que les dispositifs puissent ensuite se développer dans les territoires, considère-t-il. En revanche, l’usage de cette catégorie n’est pas toujours bénéfique car une partie des jeunes ne s’y reconnaît pas. A l’échelle locale, il faut donc mettre en place des actions qui ne soient pas uniquement étiquetées “jeune aidant”. »
Ne pas stigmatiser, ne pas exclure. Car le premier objectif pour les professionnels reste d’identifier les jeunes aidants pour pouvoir agir sur leurs situations. Parmi les moyens d’y parvenir, la sensibilisation des acteurs se révèle essentielle. L’école, et en particulier ses infirmières scolaires, assistantes sociales, psychologues et conseillers principaux d’éducation (CPE), s’inscrit donc en première ligne pour faire progresser le repérage des jeunes aidants. Surtout quand l’implication à la maison empiète sur l’investissement scolaire. « Des études internationales ont montré que ces élèves ont plus de chances d’être absents ou fatigués en classe. Ils ont aussi tendance à redoubler plus que les autres et à se dévaloriser, illustre Aurélie Untas. Certes, certains adoptent la posture du bon élève pour passer inaperçus. Mais pour ceux dont le comportement inquiète, il faut des professionnels informés, capables de reconnaître les signes d’une situation difficile à la maison et de garder une certaine tolérance. »
Articuler temps d’aidance et temps pour soi n’est aisé pour aucun aidant, qu’il soit jeune ou plus âgé, et s’avère parfois coûteux pour sa santé. Avec les adultes, les jeunes aidants partagent la fatigue, l’anxiété, des difficultés à se concentrer et, parfois, des douleurs physiques. Mais à la différence de leurs aînés, ces enfants, adolescents ou jeunes adultes sont en plein développement. Et à ce titre, selon que le soutien est vécu ou non comme un fardeau, les effets, positifs comme négatifs, ont un impact sur leur construction identitaire. « Cette ambivalence, on la retrouve à tous les âges, mais elle a une teinte particulière chez les jeunes, dont la capacité de résilience, la maturité et le sentiment de responsabilité peuvent être davantage développés. D’où, parfois, cette sensation d’être en décalage avec les autres enfants qu’il ne faut pas négliger », explique Cyril Desjeux. Prises en considération, en revanche, ces expériences de vie peuvent devenir des atouts. A condition qu’il y ait des professionnels compétents pour accompagner ces jeunes « pas comme les autres ». « L’objectif doit être le même pour tous les acteurs : que le jeune puisse se rendre compte de tout ce qu’il fait, qu’il puisse le valoriser et non le subir et qu’on puisse renforcer l’aide professionnelle à domicile quand c’est possible et souhaité », résume Amarantha Bourgeois, directrice de Jade.
Au sein de son association, on sait tout le poids qui repose sur les (petites) épaules de certains enfants. On sait aussi que leurs besoins spécifiques varient en fonction de leur âge et de leur situation. Entre celui qui est en échec scolaire et celui qui excelle à l’école pour qu’on ne le remarque pas ; celui qui éprouve l’envie et le besoin de parler de sa situation, de rencontrer des pairs, et celui qui préfère rester dans son coin parce que l’aide qu’il apporte est limitée dans le temps, par exemple. Il faut, insiste la responsable, « une offre plurielle et variée de dispositifs pour maintenir une diversité de réponses sur chaque territoire ».
Bien que balbutiante, cette offre existe. Mieux : depuis que les pouvoirs publics s’en sont mêlés, elle progresse, et ce grâce aux efforts déployés pour sensibiliser et former les professionnels. Sur le terrain, elle se décline aussi bien sous forme d’ateliers artistiques que de groupes de paroles, d’entretiens individuels ou encore de soutien par téléphone ou tchat. Dans certains départements, les solutions viennent aussi des plateformes d’accompagnement et de répit, des maisons d’aidants, des services proposant du baluchonnage ou du relayage (Repi’life, Bulle d’air…), ou encore des structures oragnisant des séjours de répit (Villages répit familles, Les Fenottes APF, Les bobos à la ferme, Siel Bleu…). Des dispositifs qui, s’ils ne s’adressent pas spécifiquement aux jeunes aidants, leur permettent tout de même de s’extraire de leur quotidien, d’alléger la pression et de se rencontrer entre pairs. De même, au niveau scolaire, un arrêté datant du 30 juillet 2019 autorise des aménagements de rythmes dans l’enseignement supérieur à leur profit. Mais pour que l’information circule dans l’ensemble des sphères où gravite cette jeunesse, la coopération entre les acteurs doit encore s’intensifier. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit d’épauler les jeunes dans leur souhait d’aider leur(s) proche(s) sans les enfermer dans ce rôle. Mais surtout de leur permettre, parce que c’est leur droit, de vivre pleinement leur vie de collégien, lycéen ou étudiant. « Et ça, conclut Amarantha Bourgeois, c’est à nous, professionnels, de veiller à ce que ce qui repose sur les jeunes aidants ne soit pas trop lourd à porter. »
(1) Paru aux éditions. Mazarine en septembre 2019. Voir ASH n° 3146 du 7-02-20.
(3) La complexité du vécu des jeunes aidants : décrire, comprendre, repérer. 2021