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« L’égalité, une condition nécessaire à la liberté »

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Maître de conférences à l’Ecole normale supérieure et rédacteur en chef de la revue La Vie des idées, rattaché au Collège de France, Florent Guénard est l’auteur de La passion de l’égalité (Ed. Seuil, 2022).

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Spécialiste de philosophie politique et morale, Florent Guénard décrit les mécanismes de la relation paradoxale qu’entretiennent nos sociétés modernes avec le concept d’« égalité ». Alors même que les inégalités socio-économiques se creusent, il appelle à développer une culture publique égalitaire.

Actualités sociales hebdomadaires - Vous parlez de « passion de l’égalité » : l’égalité serait-elle un concept plus émotionnel que rationnel ?

Florent Guénard : Il existe un double paradoxe : d’une part, nous vivons dans des sociétés modernes qui se définissent très largement par l’égalité. Une valeur très forte et en même temps, depuis quarante ans, les inégalités économiques et sociales n’ont jamais été si importantes. D’autre part, un véritable mouvement de lutte contre les discriminations liées au sexe, à la race ou au handicap se dessine et il faut s’en féliciter. Mais nous n’observons pas de mouvement similaire en faveur de la lutte contre les inégalités économiques et sociales. Cela signifie-t-il que ces dernières ne nous apparaissent pas comme des discriminations ? C’est le point de départ de mon livre.

Quels sont les effets néfastes des inégalités économiques et sociales ?

Selon moi, ces inégalités ont trois conséquences principales : d’abord, la science nous explique que ces inégalités sont nuisibles pour l’ensemble de la population d’un point de vue économique. Quand les inégalités matérielles sont trop marquées, c’est toute la croissance de la population qui s’en ressent. Deuxièmement, c’est aussi préjudiciable politiquement, car il se crée des oligarchies. Enfin, les disparités sont mauvaises pour la santé : certains épidémiologistes montrent qu’elles donnent naissance à des sentiments anxiogènes, qui engendrent des pathologies, à la fois pour ceux qui sont en bas de l’échelle sociale et ne voient pas de perspectives d’amélioration et pour ceux qui sont en haut et ont peur du déclassement.

Comment expliquer que les écarts se creusent depuis les années 1980 ?

Notre attachement à l’égalité est devenu plus invisible. Une hypothèse est que nos sociétés sont de plus en plus individualistes car l’autonomie est devenue une valeur centrale. L’individualisme se traduit-il nécessairement par une volonté de puissance et de compétition ? Existe-t-il encore dans nos sociétés concurrentielles la place pour une société égalitaire ? Notre amour de l’égalité n’est pas désintéressé : je peux considérer que ma dignité est en jeu quand je me retrouve en bas de l’échelle sociale et que je ne vois pas les fruits de mon travail puisque mon salaire me permet à peine de vivre. Ainsi, nous pouvons appeler « amour-propre » la réaction qui nous pousse à vouloir nous égaliser à ceux qui sont au-dessus de nous. Une autre occultation du désir d’égalité a consisté à croire que ce que l’on désirait vraiment était la liberté. Toute la pensée libérale s’est organisée autour de la primauté du désir de liberté sur celui d’égalité. Or l’égalité est une condition nécessaire à la liberté.

Comment la passion de l’égalité se manifeste-t-elle ?

Dans nos sociétés inégalitaires, s’exprime un désir d’égalité sous forme de passion qu’on a l’habitude de caractériser négativement par les termes d’« envie », de « jalousie », de « rancune »… Il y a derrière cette posture des revendications très fortes qui touchent les individus dans le sentiment de leur propre valeur. Ces passions-là ont longtemps été discréditées sous prétexte qu’elles incarnaient la faiblesse, la revanche, la colère, qui n’ont rien à voir avec la justice, et qui consistent à vouloir pour soi-même des biens dont on se sent dépossédé. Il faut prendre au sérieux ce qui se manifeste là. Si on écarte le jugement négatif, on voit des individus qui souhaitent être reconnus pour ce qu’ils font dans un espace social. Ils lient à cette reconnaissance le sentiment de leur propre dignité. Cette passion prend cette forme négative car ces individus vivent dans une société quasi schizophrénique : d’un côté, on entend dire que l’égalité est un concept très fort et, de l’autre, on constate que les inégalités de ressources ne cessent de se creuser. Ce décalage rend les revendications égalitaires confuses, indistinctes. Il faut faire très attention à ne pas juger trop hâtivement ces exigences-là et bien comprendre que l’égalité représente une qualité structurante pour les individus.

Une société égalitaire ne peut donc se réaliser que dans les sociétés que vous appelez « frugales » ?

La frugalité est un enjeu du temps présent lié à la raréfaction des ressources, au changement climatique, au fait que nous devons réévaluer nos manières de consommer. Cela nous amènera à adopter des conduites plus simples que le mode consumériste auquel nous sommes habitués depuis les années 1960. Nous aurions tort de penser ensemble égalité et frugalité. La question de l’égalité réside dans la répartition des ressources et non dans leur quantité. Il s’agit de déterminer la manière dont nous voulons organiser les relations économiques. Le travail social produit doit être pensé comme un travail de coopération. La crise sanitaire a montré que les activités les plus essentielles ne sont pas nécessairement les mieux payées. Il faut donc revoir les critères d’attribution des biens, y compris l’héritage. Nous ne pouvons pas continuer à vivre dans des sociétés qui laissent filer les inégalités alors que fondamentalement l’égalité reste une valeur.

Comment relancer la culture de l’égalité en France ?

Pour réanimer en nous un égalitarisme un peu apathique et faire en sorte que nous mettions en place des politiques de redistribution, j’avance quelques pistes. Il est important que les sociétés tiennent un discours public sur l’égalité, et pas seulement périodes électorales. Elle ne doit pas être une manière de distinguer les partis. L’égalité des ressources n’est pas une option politique, c’est une nécessité historique. Pour la mettre en œuvre, il faut que nous en ayons conscience, que la société réfléchisse à la manière dont elle traite ceux qui sont en bas de l’échelle, qu’elle réévalue l’importance des métiers, qu’elle s’interroge sur toutes les décisions qu’elle a pu prendre et qui font qu’il y a des salaires si bas et des revenus si hauts. Pour susciter l’intelligence de l’égalité, les sujets qui structurent nos relations sociales doivent être posés publiquement. Par exemple, pourquoi en sommes-nous arrivés à sous-payer les infirmières, qui font un travail indispensable ? Aujourd’hui, la société ne parvient plus à garantir aux individus l’idée qu’avec leur travail, leurs efforts, ils arriveront à se créer une situation sociale. J’appelle au développement d’une culture publique qui essaierait de dissiper tout ce qui fait écran pour percevoir qu’il y a bien en nous une passion égalitaire.

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