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« Cette mobilisation peut aider à ouvrir les yeux sur d’autres exils »

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L’anthropologue Michel Agier analyse la mobilisation sans précédent des Etats européens et des citoyens en faveur des exilés ukrainiens. Pour lui, les contextes politique et géopolitique priment toujours sur la compassion.
En août 2021, la France s’était limitée à accueillir 3 000 Afghans. Six mois plus tard, elle attend 100 000 Ukrainiens. D’où vient ce changement radical ?

Effectivement, on peut multiplier les exemples contradictoires, de la part des Etats, du Conseil de l’Union européenne, des médias, des leaders politiques… A mots couverts, certains évoquent des considérations raciales pour expliquer que les Ukrainiens ne sont pas les mêmes que les Syriens ou que les Afghans. Si l’on prend du recul, il y a, au fond, une constante dans la reconnaissance d’un statut de réfugié : elle dépend en général de considérations géopolitiques. Au temps de la guerre froide, les victimes de l’Union soviétique ont bénéficié d’un accueil généreux. C’est le cas des Hongrois, qui ont rejoint l’Europe en 1956. Le texte précis de la convention de Genève [signée en 1949, ndlr] pouvait s’appliquer. Toute personne subissant des persécutions et atteinte pour des raisons politiques, de classe sociale ou de genre pouvait demander l’asile. Une fois tombé le mur de Berlin, une fois l’Union soviétique démantelée, l’idée d’un nouveau monde est apparue et, avec elle, une multitude de conflits ont éclaté. L’Europe s’est alors montrée plus réticente à accueillir les migrants, qui ne dépendaient plus du même contexte politique aux yeux des Etats.

La guerre, cette fois, est très proche de nos frontières…

Certes, c’est un élément important. Mais, en 1993, le conflit en ex-Yougoslavie n’était pas moins proche. La seule différence, c’est qu’il s’agissait d’un conflit régional, d’une histoire isolée. La France – comme le Royaume-Uni – s’était alors montrée très réticente à accueillir des exilés. A d’autres moments, des personnes fuyant les persécutions ou des guerres civiles n’ont pas non plus bénéficié d’un contexte favorable aux yeux des Etats et des citoyens. Emmanuel Macron évoque le « retour du tragique dans l’histoire ». Mais certains l’ont connu bien avant. Le tragique est permanent. Sauf que, en matière de mobilisation, les éléments politiques et géopolitiques sont plus importants que la dimension compassionnelle.

Cette mobilisation a-t-elle un précédent depuis la fin de la guerre froide ?

Jamais il n’y avait eu une telle arrivée de population en Europe [2,8 millions d’Ukrainiens ont fui le pays au 14 mars, selon le décompte des Nations unies, ndlr]. Même en 2015, lorsque la chancelière allemande Angela Merkel avait promis d’accueillir un million de Syriens. Ce qui est incroyable – et c’est une merveilleuse nouvelle –, c’est l’attitude des Etats. Nos enquêtes menées dans le cadre du programme de recherche « Babels » le démontraient : jusqu’à présent, la mobilisation citoyenne se faisait malgré l’hostilité des Etats. En particulier en France, où l’accueil et la solidarité ont été criminalisés. Aujourd’hui, l’Europe déclenche, pour la première fois depuis sa création en 2001, la procédure de protection temporaire, sans passer par la demande d’asile. Un peu à la manière du statut « prima facie » qui existe en Afrique : une personne passe la frontière parce qu’elle fuit une guerre, on lui accorde une protection. Jusqu’à présent, la demande de protection venait d’en bas, des associations et des travailleurs sociaux, qui agissaient parfois contre l’avis de l’Etat. Cette fois, c’est lui qui demande une mobilisation rapide pour la mise en œuvre des droits des exilés ukrainiens. Il y a un contraste saisissant avec le sort réservé à ceux qu’on appelle les « migrants », en région parisienne ou à Calais, et qui sont traités comme des indésirables.

Ce contraste est-il de nature à faire évoluer le regard sur les migrations ?

Je l’espère. Les journaux évoquent ce contraste, des élus aussi. Il y a eu cette improbable prise de parole de Robert Ménard [qui a déclaré avoir « honte » de ses déclarations passées sur les migrants, ndlr]. De plus en plus de gens se rendent à l’évidence : on peut accueillir sans provoquer des émeutes dans notre pays, sans que la machine bureaucratique sombre dans le désordre. Cela peut aider à ouvrir les yeux sur la situation d’exil que d’autres vivent, sur les épreuves de guerre et de détresse que connaissent certains au Proche-Orient, en Afrique, en Asie centrale… Bien sûr, l’accueil réservé aux Ukrainiens peut aussi s’atténuer au fur et à mesure de l’évolution de la guerre. Si l’idée d’un exil durable s’installe, il peut faire place au retour d’attitudes racistes. Certains pourraient être tentés de faire le tri parmi les Ukrainiens, en fonction de catégories sociales, d’intérêts économiques. Comme on a déjà vu un tri entre les Ukrainiens et les étrangers, notamment les étudiants, qui fuient le pays.

Ces événements constituent-ils un argument pour faire évoluer les politiques migratoires ?

Absolument. Cet accueil en urgence peut renverser le rapport de force entre deux positions : l’hostilité et l’hospitalité. La seconde est souvent considérée comme une utopie. Pourtant, elle existe bel et bien. Ce n’est pas toujours l’hostilité qui gagne. Et on voit qu’elle est possible. Cette mobilisation va mettre en évidence la richesse de l’accueil. Elle va montrer que des ressources existent. Et qu’à partir du moment où il y a une mobilisation, les choses se passent bien. A Calais, en réaménageant des maisons pour des exilés à la rue, des associations ont créé un climat très apaisant, même auprès des voisins réticents. Les mobilisations en faveur de l’hospitalité peuvent être compassionnelles, solidaires, politiques. Mais la responsabilité de la parole publique, qui dit « oui, allez-y » ou « non, n’y allez pas », est déterminante. L’ambiance générale aussi, à travers les polémiques, les médias, cette répétition de l’idée d’une utopie, a un effet sur la mobilisation. Comme l’anticipation politique et les menaces selon lesquelles l’accueil favoriserait l’extrême droite. Cette fois, on fait la démonstration qu’il est possible d’accueillir. Et cette situation constitue un exemple, qui pourra être utile plus tard.

En tant que chercheur, à quoi serez-vous attentifs ces prochaines semaines ?

Je m’intéresserai au lien entre les différentes échelles de l’hospitalité, qu’elles soient individuelles ou sociales, au niveau municipal ou gouvernemental. Depuis 2015, il y a eu une multitude de créations d’associations sur le thème de l’accueil. Ce sont des choses que l’on connaît. En revanche, on ne sait pas comment fonctionne l’hospitalité, sur le plan de l’organisation, du rôle des travailleurs sociaux et des associations, quand l’Etat appelle à l’accueil. Autre élément intéressant à observer : jusqu’à quel point les Etats européens et les sociétés vont être accueillants avec les Ukrainiens, sans entrer dans les logiques de tri qu’on a vues à l’œuvre avec d’autres accueils ? Bien sûr, la question de l’évolution politique de l’Europe, qui voit dans un monde postcolonial son influence internationale amoindrie, sera, elle aussi, un objet de préoccupation et d’attention.

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