« Les réalités familiales contemporaines sont multiples et complexes. On les dit souvent problématiques, mais elles reflètent surtout les formidables capacités d’adaptation que développent les familles. D’une part, pour faire face aux transformations de leur environnement. D’autre part, pour aménager leurs propres mutations, la diversité de leurs formes et de leurs fonctionnements.
S’agissant des enfants, les parents sont bien vite placés en première ligne de l’ajustement aux tensions sociales et sociétales. Devant concilier leurs vies familiale, professionnelle et sociale, ils mobilisent des ressources éducatives qui s’avèrent inégalement présentes et accessibles selon les moyens dont disposent les collectivités locales – avec le soutien des caisses d’allocations familiales – et les choix de leurs élus.
Dans la sphère privée, les parents doivent créer et développer des modalités relationnelles souvent plus ouvertes, plus égalitaires, bref plus “démocratiques” que celles qu’ils ont connues pendant leur enfance – ou que donnent à voir les institutions à leur égard. Dans le même temps, le contexte socio-économique, culturel et numérique privilégie l’urgence de la consommation et de la satisfaction immédiate sur la patience requise par la concertation.
Les parents doivent enfin, depuis quelques décennies, répondre à des interpellations politiques croissantes et pressantes au titre de leurs responsabilités soudain réaffirmées, de leur autorité supposée en berne (et dont on attend qu’elle interdise plus qu’elle n’autorise) et d’une “parentalité” à l’acception floue mais considérée comme défaillante ou en souffrance, et donc à “soutenir” comme telle. Les parents se voient ainsi enjoindre de prévenir ou de résoudre seuls, ou presque, des problèmes aux causes intriquées et sur lesquels des politiques publiques trop cloisonnées ont peu de prise : décrochage ou absentéisme scolaires, surpoids, addictions diverses y compris aux écrans, délinquance précoce… Conforter les parents dans leurs attributs et leurs fonctions nécessiterait des actions collectives – et pas seulement des approches individuelles et psychologisantes – leur permettant de prendre du recul sur les responsabilités qu’on leur confère et d’analyser politiquement les contradictions où ils sont placés (par exemple l’extension du travail du dimanche ou des horaires fractionnés versus les injonctions à mieux surveiller leurs enfants).
Les “compétences” des parents sont dès lors mises en exergue. Parent n’est pourtant pas un métier, mais une expérience qui se forme à partir de sa propre enfance puis s’enrichit de la pratique auprès de ses propres enfants et, le cas échéant, du contact avec divers professionnels dont les interventions et les conseils ne sont, la plupart du temps, que ponctuels et/ou circonstanciels.
L’évaluation desdites “compétences parentales” tend cependant à se focaliser sur ce qui fait problème. Elle néglige le grand nombre de solutions que les parents sont amenés à apporter au quotidien, et ceci dans un cadre et des conditions de vie dont les contraintes bien réelles sont souvent sous-estimées par les observateurs et les contempteurs de la “parentalité”.
De ce point de vue, il conviendrait plus souvent de mieux connaître, pour mieux la promouvoir, ce qu’il en est aujourd’hui de la “condition parentale” dans sa globalité, c’est-à-dire de l’ensemble des facteurs concrets, objectifs, sociaux – et pas exclusivement des facteurs personnels, subjectifs voire psychologiques – qui déterminent les façons de devenir, d’être et de rester parents (mère, père, voire beau-père, belle-mère).
Les politiques publiques de “soutien à la parentalité” ne sont pas unifiées, et la notion même recouvre différentes réalités, comme en témoigne l’ordonnance du 19 mai 2021 relative aux services aux familles, qui dispose que “constitue un service de soutien à la parentalité toute activité consistant, à titre principal ou à titre complémentaire d’une autre activité, notamment celle d’accueil du jeune enfant, à accompagner les parents dans leur rôle de premier éducateur de leur enfant, notamment par des actions d’écoute, de soutien, de conseils et d’information, ou à favoriser l’entraide et l’échange entre parents”.
Ces politiques sont donc constituées d’une myriade d’actions locales souvent très variées pour lesquelles les références conceptuelles peuvent être très diverses. Ainsi, lorsque le gouvernement tente d’élaborer en 2018 une stratégie nationale intitulée « Dessine-moi un parent », il s’agit d’organiser un regroupement autour de huit axes thématiques et de deux autres transversaux (précarité et handicap) et d’en accroître la visibilité et la cohérence plutôt que de créer un type d’actions standardisées.
Pour autant, émerge depuis quelques années une nouvelle catégorie d’interventions qui se déploient à l’intersection du marché et du secteur sanitaire. Celles-ci prennent la forme de “programmes de soutien à la parentalité” le plus souvent issus du monde anglo-saxon, et réputés “scientifiquement” évalués. Ces dispositifs, payants, s’inscrivent généralement dans le très médiatique mouvement pour l’éducation dite “positive”, et proposent aux parents des solutions en un nombre limité de séances, moyennement l’acquisition de quelques connaissances théoriques traduites en routines et “stratégies”, censées être directement applicables par n’importe quel parent, indépendamment de leurs conditions de vie.
Malgré la disparité des réalités qu’elle recouvre, la politique tend ainsi à intégrer de manière croissante un imaginaire techniciste nouveau au sein duquel la famille est pensée comme une organisation quelconque dont on pourrait optimiser le fonctionnement moyennant quelques ajustements internes. Chose notable, cet imaginaire contribue à la diffusion d’un nouveau paradigme issu de la santé publique, reposant sur la prévention des risques ou des dommages, et porté par un souci d’efficacité(2), supposé faire défaut dans les approches socio-éducatives précédentes. Reste à savoir si cette approche technique apporte des réponses réellement efficaces à des questions qui relèvent peut-être moins d’une logique organisationnelle que d’une dimension politique plus large ?
Ainsi les parents vivent-ils dans un monde qui se transforme et se réorganise plus vite et où l’attention de chacun est l’objet d’une prédation croissante – les écrans jouant un rôle essentiel. Dans ce contexte, le regard des parents et celui des enfants se croisent de moins en moins souvent, et les interactions quotidiennes indispensables à la (re)connaissance et à la transmission des savoir-faire et des savoir-être semblent s’amoindrir.
Il est peu probable que les recettes proposées par ces programmes puissent remplacer, voire compenser, ce qui paraît se déconstruire dans la sphère de l’intimité. Peut-être même relèvent-ils de la même logique que ce qui amoindrit la possibilité d’être parent, parce qu’ils participent de la transformation des institutions en simples organisations, sans autre finalité que leur fonctionnement en propre.
La notion de “soutien à la parentalité” telle qu’elle est appréhendée par ces nouveaux “entrepreneurs” semble contribuer à diffuser une conception du parent où ce dernier n’est plus que l’opérateur d’une série de micro-fonctions mobilisées afin de répondre aux besoins de l’enfant. Il n’est plus celui qui inscrit ce dernier dans une histoire, le situant dans le temps et dans l’espace – lui donnant en quelque sorte une identité singulière. Il devient un exécutant, accomplissant les tâches et gestes nécessaires reproductibles par tout un chacun, pour peu qu’il ait été à l’application d’un “programme” élaboré par autrui.
Derrière, il y a un programmeur dont les normes, les valeurs et les intentions sont peu connues. Toute réflexion sur le soutien à la parentalité devrait ainsi interroger ce que les actions menées en son nom font parfois à la condition parentale et questionner les raisons et les conséquences de l’application à l’humain de certaines actions techniciennes, et cela jusque dans les dimensions les plus concrètes ou les plus intimes de son existence.
Fort heureusement, les travailleurs sociaux, à qui incombe le plus souvent la charge d’appliquer ces programmes, disposent encore d’une marge d’appréciation dans l’exécution des protocoles. Mais leurs propres conditions de travail, soumises à cette même rationalité, le permettront-elles encore longtemps ? »
(1) Ex-pédopsychiatre de service public et militant associatif, Frédéric Jésu est l’auteur notamment de « Coéduquer. Pour un développement social durable » (Ed. Dunod, 2004) et, avec Jean Le Gal, de « Démocratiser les relations éducatives » (Ed. Chronique Sociale, 2015). David Pioli est spécialiste des politiques publiques à l’égard de l’enfance et de la famille, coordonnateur à l’Unaf (Union nationale des associations familiales).
(2) Il est en outre habituel que les promoteurs de ces programmes démarchent les pouvoirs publics en arguant du fait que chaque euro (ou dollar) investi en ferait économiser beaucoup plus à la collectivité.
Pour débattre :