Le bien-être, la bientraitance sont à la mode. Bien que la souffrance au travail augmente partout, et les établissements sociaux et médico-sociaux n’échappent pas à la règle. Mais comment définir ces mots fourre-tout ? La notion de bientraitance, apparue durant les années 1970 lors de « L’Opération pouponnières »(1), est initialement rattachée à la protection de la petite enfance. D’où l’intérêt qu’y porte Véronique Salvi, responsable de crèches pendant quinze ans aujourd’hui infirmière-puéricultrice, dont l’Abécédaire du management bien-traitant (Ed. Chronique sociale) vient d’être réédité. « Je vois le management bien-traitant comme un triangle équilatéral où chaque souci – de soi, de l’autre et de l’institution – est un côté, explique-t-elle. Mais c’est le souci de soi qui en forme la base. » En clair, pour un responsable, un management bienveillant implique, en premier lieu, de repenser ses pratiques en respectant chaque professionnel et en lui accordant une attention individuelle dans le collectif. « Il s’agit d’encourager l’autonomie de chacun, dans un cadre sécurisant qui respecte notamment les normes et valeurs de l’établissement mais aussi les besoins des résidents et des patients », précise Véronique Salvi. Une remise en question qui demande une certaine humilité et du temps, comme l’a découvert Mélanie Malvoisin, directrice de maison d’accueil spécialisée (MAS) au sein de la Fondation Partage et Vie dans le Nord, qui a proposé un encadrement responsabilisant sur ses sites : « J’ai été accompagnée durant un an pour préparer ce projet. Depuis octobre 2021, nous avons mis en place des équipes autonomes sur le modèle de Buurtzorg[2] que l’on peut traduire par “soin de proximité”. Chacune – composée d’aides-soignantes, d’accompagnants éducatifs et sociaux et de moniteurs-éducateurs –, évolue en respectant le cadre d’autonomie défini en équipe “projet”. »
Dans cet objectif, il a fallu construire les équipes en prenant en compte les relations interpersonnelles. « Les membres d’une équipe participent au recrutement, assistent aux entretiens et cela est très apprécié », assure la directrice. Pour gérer au mieux cette organisation autonome, les équipes se réunissent tous les 15 jours, sur le temps de travail et sont remplacées. Les équipes composent aussi leur planning seules. « Ainsi, les contraintes de chacune des personnes sont prises en compte au mieux. Par exemple, il est important que les mères seules aient des mercredis après-midi de libres. Elles s’en arrangent avec leurs collègues avec qui elles négocient une contrepartie. Ces échanges bénéficient à la cohésion du groupe », souligne Mélanie Malvoisin. Une participation et une responsabilisation qu’applique également à ses salariés Daniella Perreau, directrice de foyers Agecet en Ile-de-France : « Je leur donne un planning vierge en ayant identifié les temps d’activité nécessitant des effectifs importants et ceux, plus creux, qui demandent moins de professionnels présents. Sans consignes venues d’en haut, ils sont acteurs de leur emploi du temps et y adhèrent donc plus largement. »
Plus de motivation, moins d’absentéisme
Toutefois, la bientraitance ne se décrète pas et des freins existent, notamment en termes de moyens. Au sein de la Fondation Partage et vie, ce type d’encadrement concerne cinq établissements (une MAS et quatre établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes [Ehpad]). Ce qui représente environ 75 000 € pour chaque établissement. Des coûts d’abord liés aux besoins de formation des personnels, équipes autonomes, de support et direction. « Il faut faire des efforts pour mettre en place de vraies mesures concrètes, sinon cela reste du vent », prévient Véronique Salvi. Dans un secteur marqué par l’austérité, le manque d’effectifs et d’attractivité des métiers, les choses s’avèrent difficiles. « Dans la pédopsychiatrie, nous aimerions apporter un accompagnement optimal à chaque nouvelle demande, mais il nous faut prioriser avec les moyens dont nous disposons, poursuit la professionnelle. Pour le manager, cela demande de conforter les professionnels et de leur rappeler parfois de lever le pied. Ce sont des métiers très engageants où l’on peut se consumer jusqu’au burn-out si on n’y prend pas garde. Le management bien-traitant n’a pas vocation à pallier des problématiques plus systémiques de manque de budget ou de recrutement. »
Mais quand cela fonctionne, les résultats sont au rendez-vous. Dans sa structure, Mélanie Malvoisin observe un regain de motivation des professionnels et, par voie de conséquence, une baisse de l’absentéisme. « La communication s’est améliorée, non seulement entre les membres des équipes mais aussi avec les fonctions support, comme les kinésithérapeutes, les orthodontistes, et le personnel administratif. J’ai l’impression que chacun a une meilleure compréhension du rôle de l’autre. On a gardé les réunions pluridisciplinaires pour favoriser les échanges, qui sont plus directs et souvent hors du temps de ces réunions. » Dans de récents travaux, Philippe Colombat, médecin et président de l’Observatoire national de la qualité de vie au travail des professionnels de santé et du médico-social, a interrogé 510 soignants de 25 centres d’oncologie pédiatrique français à propos de la qualité de vie, la satisfaction et l’engagement au travail, en lien avec les composantes de la démarche participative et d’autres facteurs managériaux. Il en ressort que le soutien perçu, la justice organisationnelle, les équipes pluriprofessionnelles ainsi que la démarche « projet » ont un impact positif. La démarche participative se corrèle aussi avec la satisfaction des enfants soignés et de leurs parents.
Des pratiques remises en cause
Les personnes accompagnées bénéficient, pour leur part, de davantage de souplesse. Chaque équipe est affectée à un secteur, ce qui permet aux professionnels de mieux connaître les résidents en Ehpad et de s’adapter à leur rythme. Par exemple, en décalant la toilette du matin à un autre moment de la journée. Les familles, elles, ont affaire aux mêmes interlocuteurs, ce qui n’est pas habituel. L’écoute des autres se répercute également sur les pensionnaires. « Nous avons mis en place des petits groupes de parole pour leur permettre de s’exprimer, pointe Daniella Perreau. Grâce à cela, on s’est aperçus qu’ils étaient frustrés que le pain leur soit donné directement à table pendant les repas, plutôt que de se servir eux-mêmes dans la corbeille. Nous avons fait évoluer les pratiques, ce qui a exigé d’apprendre à chacun de ne pas se servir trop et d’en laisser aux autres. Ces réflexions nous remettent en cause, mais elles sont très intéressantes. »
Une remise en question qu’a connue Mélanie Malvoisin. Celle-ci a pris conscience de la nécessité de faire évoluer son approche après avoir constaté que quelque chose ne collait pas avec les jeunes : « Je me sentais pourtant à l’écoute quand j’essayais de faire les plannings les plus équilibrés possibles mais il m’a fallu reconnaître que c’était insuffisant », pointe-t-elle. Une chose est sûre, visiblement : la nouvelle génération de professionnels ne transige pas sur ses exigences ; ils souhaitent avoir un travail compatible avec leur vie personnelle qu’ils ne veulent pas sacrifier et un travail qui leur apporte du sens. « Lorsqu’ils ne sont pas satisfaits de l’encadrement ou de l’organisation dans un établissement, ils en partent. D’où le développement d’une forme de nomadisme professionnel. Dans un contexte de pénurie de personnel, le management bien-traitant peut faire la différence », estime Véronique Salvi. Une hypothèse qui se vérifie pour Mélanie Voisin, alors que cela ne fait pas encore un an qu’elle a changé son mode d’encadrement : « Avant, j’avais six postes en CDI et malgré les nombreux salariés en CDD au sein de l’institution, aucun ne voulait s’engager pour un contrat à durée indéterminée. Depuis cette nouvelle organisation, j’ai eu beaucoup de candidatures en interne. Et aujourd’hui, les six postes sont pourvus. »
(1) Lancée par Simone Veil, alors chargée des affaires sociales, cette opération était destinée à humaniser les pouponnières et à créer des crèches qui soient des lieux d’accueil et non de garde.
(2) Développé aux Pays-Bas depuis 2007, le modèle Buurtzorg repose sur la mise en place d’équipes autonomes d’infirmières ou d’auxiliaires de vie intervenant sur une zone géographique délimitée et proche de leur domicile.