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« La ringardisation vient d’abord de l’intérieur »

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Fort d’une longue expérience de terrain et d’une connaissance de la gouvernance associative, Yvan Grimaldi, cadre de l’action sociale, livre un regard critique sur la place du travail social dans notre société.
Pourquoi existe-t-il aujourd’hui un tel manque de reconnaissance du travail social ?

Il faut déjà définir ce qu’est la « reconnaissance ». Cela passe d’abord par l’aspect financier et le pouvoir d’achat, c’est indéniable. Qu’est-ce que je fais de ma vie privée, affective et culturelle, quand je rentre du travail après avoir accompagné des gamins victimes d’inceste ou des toxicomanes ? Qu’implique le fait de ne pas avoir l’argent pour partir en voyage, aller au cinéma, rejoindre sa famille ? Le manque de reconnaissance part de là. Ensuite, je ne crois pas que l’on s’intéresse encore aux travailleurs sociaux. Dans la définition inconsciente collecti­ve et sociétale des besoins fondamentaux, nous avons intégré que nourrir, soigner et héberger constituent des principes importants. A contrario, l’éducation, l’animation, le soutien ou l’accompagnement sont devenus des actions subsidiaires. La société se dirige de plus en plus vers le minimum vital. On nourrit l’autre, à la limite on lui donne un lit et on le soigne, mais le reste, c’est du luxe. A l’Armée du salut, lorsque nous répondons à des appels à projet pour sortir les gens de la rue, nous avons de plus en plus l’impression que, dans les budgets, les postes de travailleurs sociaux relèvent du confort. Il s’agit de postes comptables trop chers.

La concurrence des opérateurs associatifs amène à choisir le moins-disant financier. Ce qui était « norme » il y a des années devient « déviance ». Comme si nous avions abdiqué.

Qu’est-ce qui explique cette évolution ?

Il y a de plus en plus de besoins, et l’Etat ne parvient pas à y répondre. Le gouvernement affirme qu’il met davantage d’argent sur la table, mais comparativement aux manques des individus, il en met de moins en moins. Des actions sont mises en place pour sortir les sans-domicile fixe et les migrants de la rue car ils sont perçus comme dangereux, séditieux ou démobilisateurs, mais au prix d’une dégradation complète du salariat et des conditions de travail des pro­fessionnels. De ce point de vue, la société juge le travail social périphérique, car elle n’a pas été éduquée à le prendre en compte et à le comprendre. Qui, dans les écoles, connaît l’histoire de l’éducation populaire, de l’éducation spécialisée ou du service social ? Personne.

Peut-être devrait-on s’interroger sur les générations entières de gamins qui entrent à HEC ou à Science Po, mais qui ne sont pas intéressées par les instituts régionaux de travail social, par les sciences de l’éducation… Or ces métiers font partie de ceux qui ne sont pas mortifères dans la société. Pourquoi les fonctions nobles, qui sont celles de l’éducation envers autrui, ne sont-elles pas des fonctions régaliennes ?

Tant que l’on ne portera pas au pinacle ceux qui soignent, éduquent, cultivent et accompagnent les autres, nous avancerons sur une pente délétère. Le travail social n’en est qu’une expression parmi d’autres.

Pourquoi parlez-vous de « ringardisation » du travail social ?

La ringardisation vient d’abord de l’intérieur. Le nombre de travailleurs sociaux devenus dirigeants au sein des associations est très faible. Nous sommes dirigés par des gens qui nous ringardisent. Par des capitalistes qui ne connaissent pas l’associatif non lucratif et n’ont jamais vu un bénéficiaire de leur vie. Il faudrait que les moyens culturels pour parvenir aux objectifs fixés soient en cohérence avec ces finalités. Les méthodes de management des associations doivent être issues de l’histoire de nos mouvements, c’est-à-dire qu’elles doivent intégrer la bienveillance, la culture et le soin aux salariés. Les professionnels sont aussi dominés dans les conseils d’adminis­tration, dans les institutions, par des bénévoles dirigeants issus des Trente Glorieuses. Je ne leur jette pas la pierre, car que ferait-on sans eux ? Mais ces personnes ne comprennent pas vraiment le métier. Comme ils sont bénévoles – souvent pour des mobiles nobles –, cela induit une approche charitable du travail social. Finalement, comme si être éducateur relevait moins de la compétence que de la bonne volonté. Or il s’agit de métiers complexes, impliquant de la technicité, de la pensée, de la pratique.

Ces métiers sont-il dévalorisés parce qu’essentiellement exercés par des femmes ?

Oui, il y a très certainement dans l’inconscient collectif une espèce de misogynie – le terme est trop faible. S’occuper des autres reste quelque chose d’associé au féminin. Et si c’est féminin, alors nous n’avons pas besoin de le rémunérer. Nous sommes dans une vision natura­lisante du métier, à savoir que les femmes sont maternantes, bonnes pour le nursing et capables de réaliser plein de tâches à la fois. Le travail social ne serait ainsi que la reconstruction d’un foyer pour les autres.

Que faut-il mettre en œuvre pour aller vers une revalorisation des métiers ?

L’Etat français reste un Etat-providence, mais avec des trous dans la raquette de plus en plus grands. Les services publics ne suffisent pas à soutenir le travail social. Il faut rehausser les salaires et soutenir les centres de formation, qui sont exsangues. Les réformes successives de la formation professionnelle ont réduit à peau de chagrin la possibilité de se former en interne chez les employeurs. Aujourd’hui, les individus ne se forment plus une fois leur diplôme de base en poche. C’est un risque d’avoir de plus en plus de gens usés et donc potentiellement maltraitants car ils n’ont pas les moyens de partir. La formation, c’est aussi la possibilité de changer d’emploi. Cette mobilité au sein d’une carrière est salutaire pour le travail social. Ensuite, il faut que le politique retrouve un projet de cohésion nationale. L’exemple de la campagne électorale est parlant : les candidats ayant un discours fondé sur la solidarité gravitent autour de 3 % d’intentions de vote, alors que ceux qui portent un discours de haine atteignent 16 % ou 20 %. C’est l’indication que le travail social fait face à une adversité. Nos métiers doivent accepter d’entrer dans une logique de résistance. Les travailleurs sociaux doivent apprendre à ne plus distinguer professionnalisme et militantisme. Il s’agit d’une opposition artificielle. Nous pouvons être un professionnel et un militant, il n’y a pas d’incompatibilité. Mais cette idée n’est pas simple pour nous. C’est compliqué d’apprendre à dire non, d’induire un rapport de force, de prendre le pouvoir. Nous ne sommes pas forcément éduqués à cela. Je pense qu’on est « fleur bleue », qu’on ne se rend pas vraiment compte. Comme le dit le sociologue François Dubet, les travailleurs sociaux sont des « loosers romantiques ».

Il y a tout de même depuis de nombreux mois une forte mobilisation du secteur…

Je ne trouve pas cette mobilisation si forte. Les métiers sont aux mains des fédérations, des unions et des syndicats employeurs. Et même dans les grandes fédérations associatives, je trouve qu’il existe une forme de méconnaissance des métiers du social car elles sont gérées par des administrateurs qui viennent d’ailleurs.

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