Septembre 2015. C’est un petit garçon comme les autres. Un papa, une maman, un grand frère. C’est un petit garçon qui fuit la guerre. Je ne connais ni son nom ni ceux de son frère et de ses parents. Je ne connais même pas son existence. Je suis ici, il est là-bas.
De là-bas, justement, me parviennent les rumeurs d’une révolution, d’un conflit armé, d’une guerre civile… Les mots changent mais les morts sont les mêmes : des civils, hommes, femmes et enfants. Je suis ici, ils sont là-bas. Loin.
Et puis il y a cette photo, la photo de ce petit garçon sur cette plage. Allongé sur le ventre, les bras le long du corps, en short bleu et tee-shirt rouge. Il gît, immobile. Noyé. Sur cette plage que d’autres ont foulée avant lui, il est mort.
Cet enfant que je ne connaissais pas a soudain un nom et un visage, il existe aux yeux de tous, il est là, devant nous, devant moi, ici. Il s’appelle Alan(1) et il a 3 ans pour toujours. Il n’y a plus d’ici et de là-bas, il n’y a que ce « là », ce présent, cette plage, et ces corps allongés. Il n’y a plus que l’insupportable image de cet enfant mort. Il a l’âge de mon fils, rieur et insouciant comme peuvent l’être les petits garçons de 3 ans. Comme ils devraient tous l’être. Des Alan, il y en a eu, il y en a et il y en aura encore. Des enfants qui fuient et d’autres qui meurent, des enfants dont je ne connais ni les visages ni les noms, des enfants de là-bas. Si loin.
Ici, je suis en sécurité et en vie. Ici, c’est ma verte campagne loin de tout, loin de la ville et du bruit, loin des guerres et du fracas. Ici, mon enfant grandit et rit. Il vit.
Là-bas, c’est si loin. Les images et les sons ne me parviennent qu’au travers de mes écrans, qu’il me suffit d’éteindre. Plus de son, plus rien, juste le silence des pantoufles qui étouffe le bruit des bottes.
Mars 2022. De nouvelles images : une famille fauchée en pleine fuite, une couverture sur le corps d’un homme et cette valise faite à la hâte, désormais inutile, qui reste là sur le trottoir, vestige d’une fugue inachevée. Il y a les photos des enfants de la guerre, souriants, pleins de vie, petit garçon joueur et petite fille à la mèche rose, photos de famille comme on en voit partout : des parents, des enfants, des sourires, la vie. Cette vie de là-bas qui ressemblait à celle d’ici, avant. Le « là-bas » redevient le « là », et le « là » est tout proche d’ici. Alan, Sofia, Ivan, Polina, Alisa, Semyon… Des visages et des noms, des enfants et des morts.
De Kim Phuc(2) à Polina Kudrin, images d’enfants de la guerre telles l’indispensable électrochoc de nos consciences. Les enfants des autres et les nôtres, qui courent pour s’enfuir ou pour rire, qui meurent pour de vrai ou pour de faux. Là-bas. Ici.
(1) Alan Kurdi (initialement orthographié Aylan Kurdi par la presse), garçon réfugié de la guerre civile en Syrie, mort noyé le 2 septembre 2015 au large de la Turquie.
(2) Kim Phuc, fillette photographiée hurlant de douleur après avoir été gravement brûlée à la suite d’une attaque au napalm, le 8 juin 1972, lors de la guerre du Vietnam.