À chaque campagne présidentielle son lot de promesses. En 2002, Lionel Jospin ouvrait le bal avec son slogan « Zéro SDF », suivi de près par Nicolas Sarkozy avant son élection en 2007. Cette année, c’est Jean-Luc Mélenchon qui réitère, après 2017, sa volonté d’« éradiquer le sans-abrisme d’ici cinq ans ». Avant lui, Emmanuel Macron, évoquant la question des demandeurs d’asile quelques mois après son accession à l’Elysée, s’était risqué à déclarer qu’il ne voulait plus voir « de femmes et d’hommes dans les rues d’ici la fin de l’année ». Rendez-vous manqué, il va sans dire. Plus les voix s’élèvent au pupitre, plus le nombre de personnes privées d’un domicile fixe augmente. En dix ans, leur nombre a doublé. De 141 500 en 2012, selon la dernière enquête de l’Insee, elles sont désormais 300 000 selon les estimations de la Fondation Abbé-Pierre. Parmi elles, le nombre de personnes sans abri, n’accédant ni à l’hébergement, ni au logement, était estimé en 2019 à 40 000 par la Cour des comptes.
Les raisons sont connues. Elles tiennent d’abord au manque de logements, dont les prix à la location et à l’achat ont continué à grimper, accentuant la pression sur l’habitat social. Elles tiennent aussi aux difficultés économiques et sociales, avec un chômage maintenu à des niveaux élevés depuis plus de quarante ans. Elles tiennent enfin aux carences de diverses politiques sectorielles : « Les services de psychiatrie sont saturés, laissant les personnes sans soins ; l’aide sociale à l’enfance laisse sortir les jeunes majeurs sans accompagnement(1) ; les sortants de prison sont mal accompagnés… », énumère Manuel Domergue, directeur des études de la Fondation Abbé-Pierre.
Surtout, la politique migratoire laisse dans l’impasse nombre d’hommes, de femmes et d’enfants exilés. En 2012, ils représentaient déjà plus de la moitié des personnes sans domicile fixe. « Nous payons les failles d’une politique dissuasive qui vise à compliquer le parcours de personnes étrangères, dont beaucoup auraient pourtant le droit à un titre de séjour, s’indigne Pascal Brice, président de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS). Au lieu d’appliquer le droit, on met nos associations en difficulté avec des hébergements saturés et des personnes qui n’en sortent pas, ne pouvant pas accéder au logement. »
Dans son dernier rapport, publié en février, la fondation étrille le bilan du quinquennat d’Emmanuel Macron, tant du point de vue des politiques fiscales et budgétaires, jugées « inégalitaires », que de la politique du logement. La baisse des aides personnalisées au logement (APL) ainsi que la réduction du loyer de solidarité (RLS) ponctionnée sur les organismes HLM sont deux des mesures les plus symboliques d’un mandat qui n’a pas fait du logement sa priorité. La production HLM a chuté, passant de 124 000 constructions en 2016 à 87 000 en 2020, puis à 105 000 en 2021. Les acteurs du secteur sont unanimes : « L’effondrement du logement est l’obstacle numéro un qui empêche d’aller plus loin, regrette Pascal Brice, de la FAS. Cette contradiction doit être résolue. »
Dans ce contexte, la politique du « Logement d’abord » peine à se généraliser. Si la part des attributions de HLM à des personnes sans abri ou sortants d’hébergement est passée de 4 % en 2017 à 6,2 % en 2021, et si quelque 280 000 SDF ont quitté la rue ou leur hébergement en trois ans, ces résultats demeurent timides face au déficit de construction. Au regard, aussi, des budgets alloués à l’accompagnement. « L’idée a progressé, les acteurs l’ont comprise en travaillant davantage en partenariat. Mais sans logement accessible comme horizon, les résultats ne peuvent pas être à la hauteur de la compréhension des enjeux », explique Sébastien Cuny, de la Fédération des associations et des acteurs pour la promotion et l’insertion par le logement (Fapil), qui préconise, entre autres, l’encadrement des loyers.
A ce jour, quelque 46 territoires se sont engagés dans la mise en œuvre du « Logement d’abord ». Des métropoles pour la plupart. Avec des résultats disparates, les collectivités les plus mobilisées étant celles qui n’avaient pas attendu le gouvernement pour agir. « Il n’y a pas de fatalité. Lorsque le 115 n’offre pas de places d’hébergement, trouver des solutions tient souvent à un maire, à une association, à un bailleur HLM qui veut jouer le jeu », estime Stéphane Martin, directeur régional de la Fondation Abbé-Pierre en Bretagne. S’il n’échappe pas aux tendances nationales, le territoire figure parmi les bons élèves en matière de logement. Il compte deux fois plus de programmes locaux de l’habitat (PLH) que ce qu’impose la loi. « Et même si les outils de l’Etat ne suffisent pas, certains élus n’hésitent pas à prendre leur part. On voit ainsi naître des initiatives décomplexées pour mobiliser du foncier, loger ou soutenir des associations. »
Ainsi, à Bruz, dans la métropole rennaise, les élus ont mis à disposition une maison individuelle située sur une zone d’aménagement concertée, pour cinq ans. La Fondation a financé les travaux dans le cadre d’un chantier d’insertion. Et, depuis juin 2021, trois jeunes en situation de précarité partagent le logement, accompagnés par la mission locale et le centre communal d’action sociale (CCAS). Le bail de six mois a été renouvelé en début d’année. Et un accès en foyer de jeunes travailleurs est envisagé pour le mois de juin prochain. A Lyon, l’association Acolea a mis en place un dispositif pour les jeunes sortants de l’aide sociale à l’enfance. Logis jeunes permet un accès au logement, avec un accompagnement hors les murs menée par une équipe pluridisciplinaire.
En milieu rural, dans des zones concernées par des situations de grande précarité, des initiatives voient le jour, comme à Carhaix (Finistère). La fondation y expérimente avec un bailleur social et une dizaine de partenaires un projet d’accompagnement de personnes mal logées présentant des problématiques de santé, notamment mentales. Comme en milieu urbain, l’expérimentation permet, selon elle, de « développer un partenariat concret, formalisé et reproductible, entre acteurs du logement, de l’accompagnement social et de la santé, à même de faire progresser sur un territoire rural une culture de l’accompagnement décloisonnée ». Reste à essaimer : « Il est grand temps de dépasser le stade expérimental pour viser la généralisation. »
Résultat : la mise à l’abri constitue encore la réponse au sans-abrisme. Et malgré le nombre de places porté à 200 000, malgré l’annonce de la fin de la fameuse gestion « au thermomètre », le dispositif demeure saturé. En l’absence d’une politique volontariste, des associations développent l’hébergement sur des sites intercalaires, en attente de projets immobiliers ou de rénovation(2). Le service immobilier de l’association Aurore a ainsi développé un savoir-faire dans le diagnostic et la réhabilitation de logements.
« Depuis plus de trois ans, une équipe de quatre personnes est chargée de créer un réseau et de trouver des sites, explique Franck Mackowiak, directeur immobilier. Il faut être réactif, visiter les biens, évaluer les travaux à réaliser pour éviter que la rénovation empiète sur la mise à disposition des lieux lorsque ceux-ci ne sont pas conformes à un usage immédiat. » Parmi les partenaires d’Aurore : la SNCF, à travers sa filiale ICF Habitat, La Poste, avec Toit et joie, ou encore l’AP-HP de Paris.
L’association a ainsi investi l’ancienne caserne de gendarmerie Exelmans, dans le XVIe arrondissement de Paris. En lien avec Plateau urbain et Yes We Camp, Les Cinq Toits accueillent 350 personnes précaires ou exilées dans trois dispositifs : un centre d’hébergement d’urgence (CHU), un centre provisoire d’hébergement (CPH) et un hébergement d’urgence pour demandeurs d’asile (Huda). Pensés comme un tiers lieu, avec son restaurant et son épicerie solidaires ainsi qu’une programmation événementielle, Les Cinq Toits accueillent 40 artisans, artistes, entrepreneurs sociaux et acteurs associatifs.
Propriété de Paris Habitat, qui prévoit un programme de logements et de crèches, le site devra être libéré à l’automne. Aurore y conservera des activités, avec l’ouverture d’une pension de famille et d’un centre d’hébergement. Mais la plupart des places acquises temporairement devront être relocalisées. « Ce qui n’est pas toujours possible », souligne Franck Mackowiak. Ces dernières années, Aurore est aussi intervenue sur des terrains nus, comme sur le site classé du Bastion de Bercy, qui accueille 300 personnes en habitat modulaire. Une option que développe également Coallia (voir encadré ci-contre).
Si le « Logement d’abord » fait consensus dans sa philosophie, l’hébergement demeure une réponse aux besoins de certains sans abri, notamment ceux « ancrés » dans la rue. Dans le cadre de l’appel à manifestation d’intérêt (AMI) « Grands marginaux » lancé par l’Etat en 2020, une quarantaine de projets ont été sélectionnés. Ils se distinguent par un accompagnement à haut seuil de tolérance. La présence d’animaux est facilitée, les consommations sont souvent acceptées, ainsi que la possibilité de retourner quelques jours à la rue si la personne en ressent le besoin. A Rennes, la métropole a ainsi mis à disposition deux maisons individuelles gérées par une équipe de l’Association Saint-Benoît-Labre. A Nantes, des habitats alternatifs comme des « tiny houses » ont été développés dans le cadre de cet AMI (voir encadré page précédente).
Au-delà de ces expérimentations, certains, comme Yvan Grimaldi, veulent voir plus loin. Le directeur des programmes « inclusion sociale » de la Fondation de l’Armée du salut invite à conflictualiser les rapports sociaux pour défendre l’idée de solidarité nationale. « Le travail social a perdu les armes intellectuelles du combat. Il a dérivé vers une approche réparatrice de la souffrance d’autrui – avec de moins en moins d’outils – en abandonnant la question émancipatrice du monde ouvrier. Il s’agit pourtant de résister à la mise en scène de la charité et du don. Et, pour cela, le travail social doit être revalorisé dans sa rémunération mais aussi dans son statut. Car si on ne se bat pas, on régresse », conclut-il.
Illustration d’une des avancées du « Logement d’abord », depuis 2011, le dispositif « Un chez-soi d’abord » a logé 353 sans-abri souffrant de pathologies psychiatriques. C’est peu, mais le programme a fait ses preuves. A ce jour, plus de 85 % des bénéficiaires sont toujours logés et accompagnés. « Cela permet de sortir de la rue des personnes qui n’accéderaient jamais au logement, assure Djamel Cheridi, référent “urgence-hébergement” à l’association Aurore, porteuse de la phase expérimentale du programme. Dans les structures d’hébergement d’urgence et d’insertion, il n’y a pas le cadre d’habitat et l’accompagnement pluridisciplinaire nécessaire. Les personnes finissent par être exclues parce que leurs troubles sont difficilement gérables par les équipes. » En moyenne, les professionnels interviennent une fois par semaine chez la personne. « Cela fonctionne parce que les équipes sont capables de sortir de leur champ de compétences, pour accompagner de la façon la plus appropriée », poursuit Djamel Cheridi. Le coût d’une telle mesure : 15 000 € par an et par bénéficiaire, soit l’équivalent d’une place en CHRS.
Trois îlots pour trois programmes complémentaires. A Nantes, les associations Les Eaux vives, Aurore et Trajet ont répondu de concert à l’appel à manifestation d’intérêt (AMI) « Grands marginaux », lancé fin 2020. La première propose 10 places en logement accompagné ; la seconde, 50 en habitat modulaire collectif ; et la troisième, 18 en « tiny houses ». « Dans nos structures d’hébergement, on s’apercevait que la question du collectif était complexe pour certains ayant un long passé de rue. L’accès au logement apparaissait tout aussi compliqué, en raison de représentations qu’elles s’en faisaient, de compétences perdues… », explique Yohann Gouban, chef de projet à l’association Trajet. Facile à investir, avec ses petits espaces, la « tiny house » constituait une transition idéale entre l’espace public et l’habitat. « Quitter la sociabilité de la rue n’est pas évident. Par solidarité avec les copains, beaucoup sont tentés d’inviter chez eux, ce qui devient vite ingérable. Le petit espace de la “tiny house” évite de se faire dépasser. » Pas de règles strictes : le cadre se construit au fil du temps avec la personne. Il s’agit de réapprendre à habiter sans limite de durée, sauf celle du bail précaire. Réussir la transition entre le dedans et le dehors, c’est aussi la logique du projet d’Aurore. A l’été 2018, pour répondre à l’évacuation d’un square occupé par quelque 500 migrants à Nantes, l’association installe 150 personnes dans des modules montés dans une ancienne caserne militaire. Au fil du temps, des sans-abri orientés par le service intégré de l’accueil et de l’orientation (SIAO) intègrent cet ensemble de 150 chambres individuelles, jusqu’à devenir largement majoritaires. « L’habitat aurait pu paraître indigne. Mais il s’est révélé adapté à l’accompagnement de ces personnes au long passé de rue », explique Fabien Beliarde, directeur d’activités à Aurore.
L’expérience a permis de penser l’architecture du prochain centre, dont l’ouverture est prévue fin 2023. Construit en bois, il gagnera en qualité, avec des chambres plus grandes, mais les modalités d’accompagnement demeureront : « Avec ce projet, nous avons validé une pratique d’“aller vers” et de médiation sociale. Des règles de fonctionnement très souples permettent de capter ces personnes qui refusent parfois l’hébergement, de les stabiliser grâce à un travail sur les comportements, avant de les orienter à terme vers le logement. »
Dans l’étude « Connaissances de l’emploi » publiée en février dernier par le Cnam, le sociologue Vianney Schlegel note que le taux d’encadrement dans les structures d’hébergement n’a cessé de baisser depuis 1994, passant de 27,5 % à 15,5 % en 2016. « La création de places d’hébergement a pris le pas sur la dynamique [d’embauches] au début des années 2000, suggérant une déconnexion croissante entre les logiques de mise à l’abri et les visées d’accompagnement à la réinsertion socio-économique. » Certains publics font l’objet d’un accompagnement plus important et plus professionnalisé. C’est le cas des personnes accueillies en centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), qui peuvent compter sur près de 22 professionnels pour 100 places d’hébergement, alors qu’en centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada), où le recours aux bénévoles est fort (53 %), le taux d’encadrement n’est que de 6,8 %. Des constats qui interrogent, selon l’auteur : « L’accent mis sur la politique du “Logement d’abord” questionne les ressorts du travail social tel qu’il est mis en œuvre dans les structures d’hébergement, en inversant les logiques professionnelles à l’œuvre dans le secteur. »
Entre la validation du projet par l’Etat et l’entrée des habitants dans les lieux, il aura fallu un peu plus d’un an, au lieu de trois habituellement. Courant mars, l’association Coallia inaugure à Antony (Hauts-de-Seine) un établissement de 150 logements (60 studios en résidence sociale, 60 en foyer de jeunes travailleurs et 30 en pension de famille) accompagnés d’un tiers lieu. Sa particularité : l’ensemble a été entièrement préfabriqué hors site avant d’être assemblé sur place. Comme des Lego que l’on empile. Réalisé en bois, l’immeuble répond aux standards de confort et de performance thermique. « A l’intérieur comme à l’extérieur, rien ne le distingue d’un logement classique, à part son processus de construction », souligne Emmanuel Brasseur, directeur de l’hébergement et du logement accompagné à Coallia. Propriété d’un établissement public – l’Institut de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) –, le terrain est mis à disposition pour une durée de huit ans. En 2030, le quartier sera reconfiguré, les modules devront être démontés et, dans l’idéal, réutilisés. En septembre 2019, après deux mois de construction, Coallia a déjà ouvert à Montreuil (Seine-Saint-Denis) un foyer d’hébergement d’urgence modulaire pour 250 travailleurs.
(1) Un sans-domicile fixe sur quatre a fréquenté les services de l’ASE, selon l’enquête Insee de 2012.
(2) L’association francilienne pour favoriser l’insertion par le logement (Affil) a publié Habitats intercalaires : suivez le guide ! Conseils et pratiques inspirantes (2019).