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« Habiter passe par la possibilité de conserver les liens créés dans la rue »

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Spécialisé dans les politiques sociales destinées aux sans-abri, le sociologue Edouard Gardella estime qu’un des enjeux, pour les travailleurs sociaux, est de parvenir à s’appuyer sur les attaches forgées par les personnes à la rue pour les en sortir. Il propose l’instauration d’un droit à habiter.
Vous avez analysé le refus de l’hébergement. Que représente-t-il et quelles en sont les raisons ?

Dans une enquête de l’observatoire du Samu­social(1) que l’épidémiologiste Amandine Arnaud et moi-même avons réalisée en 2018, nous notions qu’à Paris, environ 4 % des personnes sans domicile refusaient durablement l’hébergement d’urgence. Sur une durée d’un an, elles avaient dormi exclusivement dans la rue. Pour le comprendre, on peut s’intéresser aux critiques qu’elles formulent. Les motifs de refus ont été exposés – au moins depuis les années 1980 – dans diverses enquêtes, que nous avons synthétisées dans ce même rapport de 2018. Parmi les principales raisons, figurent l’hygiène – la crainte des punaises, des poux et autres parasites –, la promiscuité et l’absence d’intimité – d’où le rejet des chambres collectives –, et enfin, le manque d’autonomie – devoir respecter des horaires ou demander des permissions pour entrer et sortir de l’établissement ou pour manger, etc. Il est nécessaire d’entendre ces remarques. Mais cela ne suffit pas : les personnes hébergées portent, elles aussi, des critiques à l’encontre des structures où elles résident. Et pourtant, elles ne les refusent pas. Critiquer n’est donc pas refuser.

Quel autre facteur expliquerait alors ces oppositions ?

Certains experts, professionnels ou sociologues, ont tendance à les expliquer par la « désocia­lisation » de ces personnes. Je suis très perplexe sur cette approche, qui n’est pas du tout sociologique. Être désocialisé, c’est ne pas être intégré dans des relations sociales ; ce qui est sociologiquement impossible. Toutes les enquêtes sérieuses démontrent que les personnes à la rue ont des liens sociaux, même s’ils sont plus ou moins fragiles et parfois empreints de violences. Certains sans-abri font ainsi partie de groupes de pairs – parfois, seulement de deux personnes –, pendant une durée plus ou moins longue. Ces sans domicile entretiennent aussi des relations avec des commerçants ou des habitants du quartier qui font des dons alimentaires. Des liens d’inter­connaissance se créent parfois aussi avec des professionnels, qu’il s’agisse de maraudeurs, d’éboueurs ou de membres des forces de l’ordre.

Avez-vous des exemples de ces socialisations ?

Je n’ai pas vécu dans la rue avec les personnes. Mais j’ai mené des entretiens qui m’ont permis de documenter des intégrations très fortes. Je pense à une personne installée sous tente, dans un sous-sol d’un quartier riche de Paris. Tous les soirs, à 19 h, elle mangeait avec d’autres sans-abri. Elle se présentait comme étant au cœur d’un réseau d’entraide, récupérant des dons associatifs qu’elle redistribuait. « Ici, c’est le bureau », disait-elle. Cette personne se présentait aussi comme « professeure de rue ». Elle exprimait des règles de la vie à la rue, que l’on retrouve d’ailleurs dans d’autres témoignages, comme dans l’essai Le cachalot(2). L’une d’elles – la règle numéro 1, selon elle –, c’est de tenir le plus longtemps possible dehors. Un tel précepte est l’expression d’un rapport viriliste au corps, que l’on retrouve dans les classes populaires dont sont issues une bonne part des sans-abri : « C’est dur. Le médecin a dit que je ne passerai pas l’hiver en restant à la rue. Mais il va voir, je vais tenir. » Une forme de loyauté et de promesse vis-à-vis de ce principe se développe et est rappelée par les membres du groupe. Certaines femmes adoptent aussi ce comportement pour se protéger. Elles se « déféminisent », pour éviter les agressions sexuelles notamment.

Ces sans-abri investiraient-ils donc la rue plus facilement qu’un hébergement ?

Les liens sociaux dans lesquels ces personnes sont intégrées, font qu’elles « habitent » la rue. C’est finalement leur différence principale avec les personnes qui recourent aux hébergements. Le recours aux hébergements tels qu’ils existent aujourd’hui, correspond, pour elles, à une rupture des liens qui se sont formés dans la rue et qui leur ont permis de trouver leur place. C’est la raison pour laquelle, pour répondre à ces situations délicates, et plus globalement à l’exclusion du logement, je propose, avec les chercheurs du réseau « Aux frontières du sans-abrisme », un « droit à habiter ». Les hébergements et logements sociaux devraient prendre en compte ce concept qui passe par la possibilté de conserver des liens formés à la rue. Un des enjeux pour les travailleurs sociaux serait, dès lors, de mieux comprendre et mobiliser ces attaches pour sortir les personnes de la rue. Cela reviendrait à changer leurs manières de travailler, me semble-t-il. Les professionnels ont tendance à considérer que les relations qui se sont nouées dans la rue sont un obstacle pour en sortir, au motif qu’ils maintiennent les personnes dans des formes d’addiction, et que les amis de la rue squattent, voire ruinent, le logement de la personne. Sans nier ces problèmes, je crois qu’il serait aussi intéressant que les professionnels regardent comment prendre appui sur ces liens pour émanciper les personnes.

Concrètement, comment maintenir ces liens ?

C’est un véritable défi ! Et seuls les professionnels pourront trouver des solutions adaptées. Mais je crois qu’ils ne pourront le faire sans coopérer avec les sans-abri, dont ils dépendent, au fond, pour bien faire leur travail, puisqu’ils rejettent de plus en plus toute forme de paternalisme. Il serait donc cohérent de développer la participation des personnes, afin de mieux savoir comment elles vivent, et permettre une compréhension mutuelle entre professionnels de l’assistance et sans-abri. C’est le sens notamment du Conseil consultatif des personnes accueillies et accompagnées (CCPA).

Le droit à habiter a-t-il vocation à se substituer au droit au logement ?

Non, il en est la généralisation. Le logement est un type d’habitat favorisant l’autonomie à laquelle aspirent les membres de notre société, y compris les sans-abri sédentarisés à la rue. Mais quand il n’est pas accessible, comment faire en sorte que la possibilité d’habiter soit tout de même garantie pour tous ? Par exemple, les demandeurs d’asile ou les sans-papiers ne sont pas éligibles au logement. Ils sont donc exclus de la politique dite du « logement d’abord ». De même, en attendant que les personnes éligibles aient accès au logement, doivent-elles être privées de leur autonomie à habiter ? Il faut donc des habitats, autres que le « logement », permettant la réalisation du droit à habiter pour les personnes n’y ayant pas accès (en droit ou en fait).

Que recouvre cette idée d’un droit à habiter ?

Un tel droit recouvre l’idée d’une autonomie dans l’entretien du lieu et des liens de son espace de vie. Cela passe par une stabilisation ou une appropriation de cet espace : la décoration personnelle, d’une chambre comme d’une tente, par exemple, ou la possibilité de faire la cuisine… Des possibilités qui se développent de plus en plus dans les hébergements sociaux. Le droit à habiter proposé n’est donc pas révolutionnaire : il ne fait que mettre des mots sur des évolutions qui existent déjà. Mais, ce faisant, il montre dans quelle direction doivent se renforcer les changements que connaît la politique d’aide aux sans-abri : la garantie pour toutes et tous d’une autonomie à habiter, dans tous les habitats possibles, y compris des formes d’habitats qui n’ont pas encore été imaginées.

Notes

(1) Le sans-abrisme comme épreuves d’habiter. Caractériser statistiquement et expliquer qualitativement le non-recours aux hébergements sociaux, observatoire du Samusocial de Paris et observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES), 2018.

(2) Le cachalot, mémoires d’un SDF, Yves Leroux et Danièle Lederman, Ed. Ramsay, 1998.

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