Elle m’a parlé tout doucement, m’a déshabillée lentement, m’a lavée soigneusement. Elle a arrangé l’oreiller sous ma tête, a remonté le drap et m’a installée confortablement. « Je reviens très vite pour le petit déjeuner, Florimonde. Je vous allume la télé en attendant, pour passer le temps. » J’ai voulu lui dire que non, pas la peine, pas besoin, pas envie. J’ai pensé très fort à ces mots, mais ils n’ont pas franchi mes lèvres. Ils sont restés là, en dedans, noyés parmi d’autres. Comme tous ces mots que je ne prononce plus.
Elle m’a laissée là, seule, devant cet écran qui vomit des images de guerre. De longues colonnes humaines qui fuient les bombardements, les hommes qui partent à la guerre et les femmes qui les pleurent, leurs enfants accrochés à leurs bras… Et puis les trains, les chars, les voitures, les chars, les avions, et encore les chars.
Derrière la porte close, les bruits familiers de l’Ehpad ne couvrent pas les sirènes hurlantes de la guerre. Là-bas, dans cet écran, il y a ces sons et ces images qui défilent, qui déferlent, qui envahissent ma chambre et ma tête.
Derrière mes paupières closes, j’entends les avions Stuka qui fondent sur moi, le fracas d’une bombe toute proche, le gémissement d’une enfant et les hurlements de sa mère. Et ce blanc tout autour, qui m’éblouit, qui m’aveugle, qui me perd. Je sens la main de mon père qui serre très fort la mienne, qui m’entraîne loin du bruit, loin du blanc, loin de l’enfant qui a cessé de gémir et de sa mère qui ne cesse de hurler.
Le blanc devient gris, quelque chose est en train de brûler, je tousse, je suffoque et je pleure. Le gris devient noir, mon père s’est allongé sur moi pour me protéger, et je cherche ma poupée à tâtons.
Mais déjà il faut se relever, et courir, et fuir avant que les Stuka ne reviennent. Il y a cette femme qui hurle encore et ma poupée qui a disparu, il y a la main de mon père qui m’échappe et ma mère que je ne vois plus, tout ce blanc, tout ce gris et tout ce noir autour. Alors je cours vers la mère désespérée, vers ma poupée, je cours malgré les cris de mon père et les avions qui reviennent. Je cours et je trébuche, mon pied a heurté quelque chose. Je tombe lourdement aux pieds de la femme qui hurle, j’ai envie de lui crier de se taire, j’ai peur et je veux la main de mon père et la voix de ma mère. Alors je relève la tête et je la regarde, cette femme, cette mère… Ma tante. Et d’un coup je comprends, les avions, les bombes, les cris, la voix qui gémit et celle qui crie, ces voix que je connais pourtant, celles de ma tante et de ma cousine, morte devant moi, ses yeux ouverts et le blanc tout autour. Et le noir revient comme la nuit.
Il y a cette main qui serre fort la mienne et la voix douce à mon oreille, l’aide-soignante est revenue et m’a trouvée là, figée devant les images et les sons de l’écran.
Derrière mes yeux grands ouverts, je me vois morte et je ne suis pas morte. J’ai 87 ans, mais j’ai 5 ans pour toujours.