« Le jugement de Salomon est un épisode du “Premier Livre des Rois” qui met en valeur un jugement sage, une décision intelligente et perspicace. Il est évocateur de la découverte d’une vérité judiciaire qui n’est pas absolue et tient à des règles procédurales qui mettent en lumière une forme de vérité.
Salomon, roi d’Israël au Xe siècle avant Jésus-Christ, a construit le temple de Jérusalem. Alors qu’il accède au trône pour succéder à son père David, Dieu lui demande ce qu’il désire. Il répond : une “double mesure de sagesse” pour discerner le bien et le mal, et un “cœur qui sache écouter” afin de faire justice. Il est vite apprécié et reconnu pour la pertinence de ses jugements.
Un jour, Salomon reçoit deux femmes qui se disputent la maternité d’un bébé. Il s’agit de deux prostituées vivant sous le même toit, chacune ayant eu un enfant. L’un des deux est mort dans la nuit. Chacune affirme être la mère du survivant. On ne sait qui croire. L’une prétend que l’enfant vivant est le sien, tandis que l’autre assure qu’il y a eu un échange et que celui qui est toujours en vie est bien son fils. Salomon tranche le débat en brandissant une épée et décide de couper l’enfant en deux pour en donner à chacune une partie. Contre toute attente, l’une des femmes trouve le jugement équitable quand l’autre, horrifiée, arrête le bras du roi et supplie celui-ci de le donner entier et vivant à sa rivale. Salomon comprend alors qui est la vraie mère, celle désirant épargner la vie de son enfant. Le roi rend alors l’enfant à sa mère.
Son rôle est de rendre justice – suum cuique tribuere, “rendre à chacun le sien”. A savoir son dû, notamment entre justiciables, dès lors qu’il y a contradiction inextricable entre les témoignages. Mais nous comprenons par le concept de “cœur” qui saurait “écouter” que la justice se doit également de ne pas devenir purement distributive, comme l’énonce la locution summum jus, summa injuria – “sommet du droit, sommet d’injustice” –, attribuée à Cicéron et expliquant qu’une application trop excessive ou mécanique du droit pourrait mener à une forme d’injustice.
Salomon ne rend pas un jugement au sens juridique. Il use plutôt d’un stratagème. La décision qu’il prend en sa qualité d’autorité légitime est une sentence puisque les deux parties ont été entendues.
La décision finale de remise de l’enfant à sa mère résulte de la réaction de ces femmes face à un jugement radical. Ce jugement initial était en fait une réaction préparatoire qui avait pour but d’éclairer le juge, telle une mesure d’instruction concourant à la révélation de la vérité. Nous pensons que les mesures éducatives ou les expertises psychologiques et psychiatriques ont aujourd’hui ce rôle : participer à l’émergence d’une compréhension plus approfondie d’une situation confuse.
L’allégorie de Salomon renvoie à celle de la déesse grecque Thémis. Elle représente la justice aux yeux bandés tenant une balance, et l’épée répressive Némésis, la force légitime, tranche alors en cas de litige.
La vérité est relative et nous pourrions penser que la mère qui ne veut pas que l’enfant soit sacrifié n’est, finalement, peut-être pas la mère biologique. Nous introduisons cette nuance au profit d’un raisonnement simple et ne reflétant pas la réalité du terrain. Chacun a pu constater en pratique qu’être parent biologique n’implique pas de facto une propension à la décentration de soi. Même s’il est dit que Salomon a permis de révéler qui est la mère de l’enfant, nous ne pourrons jamais confirmer la réalité de cette hypothèse.
Cette histoire démontre la capacité maternelle de cette femme à faire passer cet enfant, “un” enfant et peut-être “son” enfant, avant son besoin immédiat. Nous ne pensons pas que Salomon cherchait la mère biologique, mais celle qui avait les compétences pour être la mère de cet enfant par la recherche d’une filiation symbolique, “de cœur”. Nous pouvons y voir le travail des mesures éducatives tendant à évaluer un engagement parental sain. La mère, en effet, ne renonce pas à l’enfant mais à son droit.
Les réactions des deux femmes sont complexes. Ont-elles sciemment menti ou l’une était-elle effectivement endormie au moment des faits ? Ce que conterait cette dernière pourrait alors être le scénario qu’elle a imaginé pour expliquer qu’au matin elle ait trouvé le fils de l’autre mort à côté d’elle. Dans ce cas, l’essentiel de son récit serait vrai, mais agrémenté de ce qu’elle pense être la vérité.
A moins que cette mère raconte ce qui s’est effectivement produit, et dont elle est la cause. En disant la vérité, elle mentirait par la même occasion, car après avoir échangé les enfants dans la réalité, elle échangerait les places des mères dans son récit. Elle accuserait alors l’autre mère d’être responsable de ce qu’elle a commis.
Cette histoire nous évoque le cas classique et malheureusement banal des séparations conflictuelles de parents, entraînant des difficultés pour l’enfant. Le couple conjugal se déchire et impacte le couple parental dans ses paroles et ses actes éducatifs. Toutes sortes de stratagèmes sont bons pour laisser s’écouler colère, reproches et incompréhensions, y compris des années durant, et même si chaque parent refonde une autre famille. L’enfant est alors emporté dans un jeu répétitif dans sa famille d’origine, en étant davantage considéré comme un objet de litige que comme un sujet.
Ce phénomène résonne avec la forte propension des plus petits à se sentir responsables de la séparation et du conflit parental. L’enfant se retrouve parfois métaphoriquement tranché en deux, tiraillé, le fruit de deux parents, pris entre deux loyautés, à ne pouvoir choisir qui de son père ou de sa mère il veut croire ou avoir auprès de lui. L’enfant pouvant être le fruit d’un investissement, voire de projections démesurées, où la question de son autonomie à venir est mise de côté (en grec, auto nomos signifie “ses propres normes”).
Nous sommes alors face à une volonté déchaînée, rompant le pacte social d’un investissement éducatif, non pas à seule destination de la satisfaction du parent, mais visant à la possibilité d’émancipation de l’enfant. A l’inverse, nous devrions trouver un acte de parentalité/maternité/paternité qui consiste à sacrifier sa seule satisfaction immédiate au profit d’un investissement altruiste qui portera ses fruits à l’avenir.
Dans le jugement de Salomon, nous passons du thème de la convoitise à celle du don. La première mère est plus centrée sur sa volonté que sur l’avenir de l’enfant, pensant probablement être dans son bon droit. Chaque parent, lors d’une séparation conflictuelle, se sent toujours légitime. Dans l’histoire de Salomon, la balance droits/devoirs est mise en tension avec un dénouement salvateur par un renoncement au dû.
Durant une séparation conflictuelle, peut se nicher la peur que l’enfant tienne trop de l’autre parent ou soit trop influencé de la manière négative dont on le perçoit, démontrant la porosité entre le couple conjugal et le couple parental. Après tout, si l’autre parent a pu se conduire de pareille manière, qu’adviendra-t-il de “mon” enfant ? Sera-t-il lui aussi victime de ses méfaits ?
Cela renvoie plus généralement à la difficulté de sentir chez l’enfant qu’il ressemble et provient d’un père et d’une mère, à l’image d’une envie partagée qui ne se reproduira plus puisque le couple conjugal n’est plus. L’enfant reste une actualité vivante et un souvenir d’un passé que l’on ne peut pas effacer aussi facilement en ayant la responsabilité d’un enfant.
L’enfant ne peut être l’incarnation de la séparation, la chose du parent, le support uniquement projectif. C’est un moment d’individuation imprévu au milieu de la rupture. Laisser l’enfant à sa relation à l’autre est un pari, là où chaque parent faisait auparavant le pari de le laisser un jour faire son chemin face à l’incontrôlabilité du monde et non face à l’autre conjoint.
Le jugement de Salomon est un mythe qui met en relief la question du litige dans la séparation et nous rappelle que viennent se mêler parfois mensonges aux autres, mensonges à soi-même, mais où se joue également la question de la parentalité en tant qu’acte d’investissement pour autrui. »
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