« La figure du “jeune majeur”, qui naît en 1974, symbolise d’une certaine manière une société qui décline de manière forte ses valeurs de solidarité, en maintenant des protections civiles et sociales au-delà des 18 ans. A l’inverse, celle qui poindra à partir des années 2000, à travers la figure du “grand mineur”, semble davantage interroger en négatif les systèmes de protections délaissés par l’Etat et les départements. Ce croisement des logiques – avec d’un côté l’étalement des seuils de passage à l’âge adulte allant environ de 16 à 25 ans, tel que le mouvement des missions locales l’inaugure en 1982, comme l’acceptation d’un fait social incontestable, et, d’un autre côté, l’invention ex nihilo d’une sous-catégorie à la minorité légale, où un “grand mineur” de 16 ans est potentiellement déjà majeur – interroge les conceptions qui sous-tendent ces changements de vocable […]. Ainsi, sous couvert de développement de l’autonomie, ces phénomènes – apparition des grands mineurs, abaissement de l’âge de mise en appartement à 16 ans, séparatisme pour les mineurs non accompagnés, orientation vers les CHRS – deviennent les outils économico-administratifs pour organiser un dispositif de gestion de sortie de l’ASE imposé aux institutions et aux familles d’accueil ».
« Malgré différents dispositifs prévus par la loi, et dont la finalité affichée est d’individualiser les accompagnements – grande vertu du moment –, les départements vont développer une curieuse manière d’exercer le droit des jeunes. En effet, la position de plusieurs d’entre eux fut en réalité de standardiser leurs réponses. Ils le feront à partir de conditions très restrictives d’accompagnement après la majorité et ce, pour l’ensemble des jeunes accueillis, c’est-à-dire de manière collective, et quelles que soient les situations individuelles. Par exemple, la réponse apportée par plusieurs collectivités est désormais de refuser “systématiquement” l’accompagnement éducatif après 18 ans ou d’accorder “systématiquement” de courtes périodes d’accompagnement : trois mois ou six mois après la majorité civile […]. La question à se poser est dès lors la suivante : sommes-nous toujours dans l’application d’un droit social qui impose un examen individuel des situations ? N’est-il pas curieux que ce droit à l’aide sociale des jeunes majeurs se définisse de plus en plus à partir d’une appréciation collective plutôt qu’à l’aune d’une juste appréciation d’une situation individuelle et d’une observation de la loi ? Ce faisant, les départements opèrent un déplacement assez malicieux de l’aide sociale vers une forme d’action sociale, devenue de facto facultative. Ce mécanisme vient en quelque sorte faire mourir peu à peu le droit à l’aide sociale légale entre 18 et 21 ans, pour “projeter” ces jeunes vers le droit commun.
« Ces pratiques introduisent un doute sérieux sur la légalité des décisions prises en termes d’admission à l’aide sociale, ce que des décisions de justice ont confirmé à plusieurs reprises depuis plusieurs années. L’autre feinte, si je puis dire, consiste dans les termes employés. Les départements emploient bien souvent l’expression “contrat jeune majeur” lorsqu’elle propose l’aide sociale aux jeunes parvenus à l’âge adulte : c’est là un autre indicateur sémantique révélateur d’une époque. En réalité, la mesure de protection administrative décidée par le président du département ne peut en aucun cas s’apparenter à un “contrat jeune majeur”, telle qu’elle est souvent et abusivement présentée par les collectivités depuis plusieurs années […]. En réalité, nous ne nous situons pas sur le terrain du contrat de droit privé, ou même des contrats publics, mais bien sur celui du droit de l’aide sociale qui englobe également d’autres prestations, tels l’APA, le RSA, ou l’AAH. Et si l’aide sociale est effectivement toujours accordée par une décision unilatérale du président du conseil départemental, les voies de recours ne sont pas celles applicables aux contrats mais bien celles applicables à l’aide sociale […]. Quoi qu’il en soit, le changement actuel s’arcboute sur un âge couperet, 18 ans […]. »
« Année après année, on observe ainsi une réponse standardisée de plusieurs départements qui ne se conforment plus à l’esprit du texte, et de l’aide sociale, et de la protection de l’enfance. Désormais, ils restent fixés sur la notion d’âge, le fameux couperet des 18 ans, qui ne correspond absolument plus à un critère pertinent pour traiter des politiques publiques envers la jeunesse […]. Last but no least, si l’état fut radical dans sa démarche d’abandon des jeunes majeurs fondée sur la seule variable budgétaire et sans autre argument, les départements eux-mêmes ont mis en œuvre des pratiques de contournement plus sournoises du dispositif législatif : l’invention de la notion de “grand mineur”, de “contrat jeune majeur”, d’un âge couperet (18 ans), d’une systématisation des orientations post-minorité vers le droit commun. Les effets de ces deux attitudes reviennent in fine au même : l’abandon progressif des accompagnements jeunes majeurs. Ainsi, raccourcir un temps d’accompagnement, alors même que les seuils de passage à l’âge adulte pour la jeunesse tout-venant ne font que se dilater dans le temps, est une véritable aberration sociale. Et ce, d’autant plus que, on le sait désormais, plus le contexte économique est compliqué, plus les seuils de passage à l’âge adulte s’étalent dans le temps et moins ils coïncident uniformément à des âges donnés […]. »
« Du côté des institutions et des familles d’accueil qui accompagnent ces jeunes, ces politiques départementales créent également un certain nombre de problèmes, qui touchent aux pratiques de travail social et à la manière de les mener. En effet, l’objectif affiché, qui est d’anticiper l’accès à la majorité et à l’autonomie à tout crin n’est pas sans conséquence sur les pratiques quotidiennes de nombreux éducateurs et psychologues, notamment à l’égard de la durée et de la qualité des accompagnements […]. Chacun peut observer que certains départements recourent à une sémantique alléchante pour vanter des “pratiques innovantes” dont la finalité est, doux euphémisme, de “dynamiser les parcours vers l’autonomie”. Autrement dit, ils développent une injonction à l’autonomie. C’est ainsi que nous voyons fleurir la création de services “grands mineurs/jeunes majeurs”, ou bien encore l’édition de toute une flopée de guides et autres protocoles de préparation à l’autonomie. Un peu comme des mécaniciens réparent une voiture à partir d’une check-list où tout paraît simple si l’on suit les consignes. Insistons de nouveau sur l’invention de cette curieuse notion, celle de “grand mineur” : étrange appellation dépouillée de toute base juridique, elle ne sert pas ici de seuil allant jusqu’à 21 ans, mais davantage de marqueur économico-administratif d’anticipation d’un départ programmé du jeune. A quand les grandes sections de maternelle dans les services jeunes majeurs ? »
« Nous remarquons également un autre phénomène, qui consiste en la floraison de services spécialisés “mineurs isolés étrangers”. Dans ces services, des professionnels sont désormais contraints de regrouper ces jeunes, souvent proches de leur majorité, en fonction d’une certaine spécificité : leur seule origine, limitant malheureusement ainsi les occasions de contacts avec de jeunes Français et in fine une intégration plus aisée. Dans un tel contexte, la mise à l’écart peut renforcer ou même conforter des phénomènes de communautarisme que l’on observe par ailleurs dans notre pays. Ces pratiques imposées aux institutions touchent aux limites éthiques et déontologiques du travail social […]. Enfin, l’orientation des jeunes majeurs de l’ASE vers les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) dans lesquels sont logés des publics en très grandes difficultés, souvent beaucoup plus âgés, parfois violents, malheureusement souvent dépendants aux drogues. Est-il réellement judicieux de mettre des jeunes devenus récemment majeurs, fragiles et encore en construction sur le plan personnel au contact de personnes elles-mêmes en grande difficulté ? Encore auréolés de facultés d’émancipation, les jeunes majeurs y retrouveront également une partie des anciens de l’ASE, aujourd’hui SDF… Est-ce un message à leur envoyer ? »
« Pour chapeauter ces phénomènes devenus pratiques courantes, des collectivités développent une tendance : les services de placements low-cost au prix de journée très bas. Pour vérifier cette réalité, il suffit de comparer les prix de journée des services jeunes majeurs historiquement plus anciens à ceux nouvellement créés pour accueillir, par exemple, les mineurs isolés étrangers. La différence en termes de prix de journée est de l’ordre de 60 %, voire plus, au détriment bien entendu de ces nouveaux services ! Cette différence porte essentiellement sur le ratio d’encadrement pour accompagner les jeunes, une problématique présente dans le projet de loi actuel. Il faut d’ailleurs rendre hommage aux professionnels de ces services qui, avec des bouts de ficelles budgétaires, tentent de limiter la casse sociale et de soutenir comme ils le peuvent ces jeunes en difficulté […]. Si trop de social tue le social (assistanat), il ne doit pour autant pas se cantonner à des actes technico-administratifs, si utiles soient-ils, pour permettre la création de liens sociaux plus larges, qui sont la condition d’une intégration réussie dans la société française. »
« Dans ces dysfonctionnements liés à la sortie de l’ASE, un autre aspect tout aussi important est à prendre en considération : il s’agit, en amont, de la difficulté à entrer dans les dispositifs de l’ASE ; un phénomène bien moins médiatisé que celui des sorties sèches mais tout aussi significatif, celui, pourrions-nous dire des “entrées sèches”. Il s’agit là des jeunes qui, bien que pris en charge par l’ASE après une ordonnance de placement du juge pour enfants, sont placés dans des hôtels, parfois très jeunes, sans référent éducatif. Ces derniers campent dans ces hôtels parfois des mois, voire des années, en espérant une place dans un foyer éducatif. La seconde forme de ces entrées sèches est celle des jeunes laissés délibérément à la rue par les autorités publiques. Le rapport de la mission parlementaire “sur les problématiques de sécurité liées à la présence des mineurs non accompagnés sur le territoire”, créée par la commission des lois de l’Assemblée nationale, pointe ce phénomène. Et la Défenseure des droits, Claire Hédon, d’ajouter que ces jeunes sont contraints de “commettre des infractions, car ils sont sous l’emprise de réseaux ou d’adultes qui empêchent toute mesure de protection et de prise en charge dont ils pourraient bénéficier” […]. »
« Aujourd’hui, des chercheurs s’accordent pour reconnaître plutôt la pertinence de la notion de seuils de passage ou de temporalité, liée à la notion de parcours individuel […]. En niant ces effets de seuils nécessaires lorsqu’il s’agit des jeunes majeurs, on porte atteinte à leur faculté d’émancipation en réalité. En effet, la protection de l’enfance et l’action de la justice permettent souvent de se dégager de formes de servitudes, de contraintes, parfois d’aliénation d’un milieu familial ou d’un environnement social néfaste […]. On oublie souvent que l’exercice de la liberté, s’expérimente dans un climat de sécurité, à fortiori pour ces jeunes. En l’ignorant, on a pu observer des retours en famille difficiles, voire catastrophiques, des mauvaises fréquentations qui reprennent le dessus comme l’on dit […]. La contrainte, l’injonction d’autonomisation expresse et impérative imposée aux jeunes à la sortie de l’ASE est de ce point de vue irréaliste et contre-productive […]. En l’espèce, ce discours trompeur sur l’autonomie est une approche outrancière, une représentation tronquée de ce que sont l’éducation, la formation des identités, considérant que tout repose sur l’individu et lui seul, son succès comme son malheur : à lui de faire ses preuves, quand bien même il se trouve dans le besoin, sans aide et sans grandes ressources relationnelles après un parcours chaotique. Le scandale est de demander à ces jeunes de respecter des normes sociales et économiques supposées être facilement atteignables à leur sortie de l’ASE […]. Pratiquer l’autonomie ne se fait pas sur un mode managérial […]. Nous assistons ainsi au glissement de la notion de jeunes majeurs, accompagnés si besoin jusqu’à 21 ans, à la notion de grands mineurs, accompagnés jusqu’à 18 ans, soit à un renversement des valeurs, puisque délaissant le principe de solidarité pour lui préférer la logique néolibérale d’un individu performant ».
La protection de l’enfance consacre entre 6 et 10 % de ses finances aux jeunes majeurs. Ces derniers représentent un peu plus de 1 % de l’ensemble des budgets des départements contre 30 % pour le RSA et plus de 50 % pour les personnes âgées et handicapées.
C’est Valéry Giscard d’Estaing qui, après son élection à la présidence de la République en 1974, a baissé l’âge de la majorité civile à 18 ans. Celle-ci avait été fixée à 25 ans sous l’Ancien régime et ramenée à 21 ans à la Révolution française afin que les jeunes « ne soient plus soumis à la puissance paternelle ».
Haut-Commissariat à la jeunesse, Conseil économique social et environnemental, institutions, associations, anciens de l’ASE, acteurs de terrain… Tous alertent depuis des années sur le cas des jeunes les plus fragiles. Le collectif Cause Majeur estime que la stratégie nationale de protection de l’enfance, présentée le 14 octobre dernier, « laisse craindre une sortie des jeunes majeurs » de son champ.
Les crédits pour la protection judiciaire des jeunes majeurs sont passés de 114 millions d’euros en 2005 à… 16 millions en 2009. En quatre ans, l’Etat a fait « le choix d’affaiblir considérablement la garantie des libertés individuelles du jeune soumis dans son milieu familial à un danger » au profit de mesures pénales.