« Scandale dans les Ehpad privés lucratifs : la moralité réduite à une affaire coût-avantage. La véritable ignominie consisterait à penser que seuls ces établissements privés sont concernés par les problèmes décrits par les bénéficiaires. Je désigne ici par “bénéficiaires” l’ensemble des personnes interagissant au sein des Ehpad. A savoir les résidents, leurs familles, les agents soignants mais aussi administratifs, ou encore les bénévoles. En bref, toutes les personnes ayant un lien direct ou indirect avec la structure Ehpad.
En menant une réflexion sur ce groupe cosmopolite, nous penserons l’Ehpad comme un système à part entière, un objet ayant ses propres règles. Nous verrons qu’ainsi, nous sortons d’un modèle dit “causaliste” pour parvenir à un modèle dit “systémique”. De même, nous extrairons de nos têtes l’idée que seuls les Ehpad privés ont des problèmes de maltraitance. Nous retiendrons alors que le problème se situe dans les Ehpad en général et dans le privé en particulier.
Les bénéficiaires des Ehpad sont donc multiples. Les uns sont engagés dans la structure par un contrat de séjour, les autres par un contrat de travail. La présence de chacun en ces murs implique donc des droits, mais également des devoirs. Dès lors, quand il existe une inadéquation entre les clauses du contrat et la réalité du quotidien, le bénéficiaire s’engouffre dans la spirale de la dépression et de ses manifestations : colère, burn-out, plaintes, glissement vers la mort…
Certains de ces bénéficiaires ont porté plainte auprès des agences régionales de santé, après avoir suivi le circuit habituel des signalements dans l’établissement, qui consiste à alerter le cadre de santé et le directeur d’événements indésirables. D’autres en sont venus à alerter les médias. Et certains ont publié. Pour l’année 2019, on recense au moins trois ouvrages écrits respectivement par un directeur, une aide-soignante, et un membre d’une famille. Pour obtenir quoi, au final ? Nous célébrons les 400 ans de la naissance de Molière et le Tartuffe moderne déclame : “Cachez cette plainte que je ne saurais voir !” Pourtant la loi “grand âge et autonomie”, annoncée comme pilier du quinquennat d’Emmanuel Macron, devait engager une réforme d’ampleur en s’appuyant sur les constats établis par les différents acteurs du milieu. Néanmoins, à l’automne 2021, nous apprenions que cette loi était définitivement enterrée.
Essayons de comprendre pourquoi une loi “grand âge et autonomie” aurait permis d’ouvrir au changement. Dans moins de vingt ans, une personne sur cinq sera concernée par une perte de l’autonomie fonctionnelle et/ou cognitive. De fait, une fraction des personnes devenues dépendantes devra entrer en Ehpad. Dès aujourd’hui, il devient indispensable de proposer des changements radicaux, principalement dans le management de ces établissements. Synthétiquement, nous pourrions dire que l’établissement doit se doter d’un système de grandes et petites règles qui lui soient spécifiques, authentiques et sincères. Nous reviendrons sur ces termes.
L’établissement doit donc coconstruire – avec l’ensemble des bénéficiaires – une narration d’établissement fondée sur la circulation des informations, elles-mêmes portées par des valeurs spécifiques. Cette narration est la philosophie de l’établissement, son mythe fondateur. Il est nécessaire de comprendre que cette philosophie est fictive. De fait, il est donc possible de la moduler régulièrement. Mais l’aspect fictif ne la rend pas moins légitime. Car ce qui se joue à l’Ehpad, c’est avant tout un déclin des idéaux et un isolationnisme puissant. C’est avant tout une lutte pour le pouvoir qui est au cœur des enjeux de ces structures, notamment en annihilant l’idée même d’espace de vie. Celui qui paie, pour ériger et contrôler des murs, désire asseoir sa domination.
Retenons une loi en particulier, celle de 2002 dite de “rénovation de l’action sociale et médico-sociale”. En installant les Ehpad sur des critères qualitatifs, le gouvernement Jospin souhaitait faire oublier l’image dégradante de l’hospice. Vingt années ont passé depuis ce vœu pieu. Rien n’a changé. Cela s’explique notamment par un phénomène bien connu des habitués des modèles systémiques : l’art de créer des problèmes.
Le psychologue autrichien Paul Watzlawick disait ceci : “On peut définir une difficulté comme étant une condition gênante que l’on surmonte par quelques actions de bon sens.” Par exemple, plus j’ai froid, plus je m’habille chaudement. Alors qu’un problème est une impasse, une situation inextricable que l’on a créée et fait durer en aggravant les difficultés. Il existerait deux voies possibles pour créer et entretenir un problème. La première est un grand classique : nier que le problème soit un problème. Dès lors, ceux qui disent qu’il y a un problème deviennent des enquiquineurs de première qu’il faut vite faire taire. Ou bien, on fait comme Brigitte Bourguignon : penser que les plaintes contre les Ehpad ne sont que de “l’Ehpad bashing”.
La seconde façon d’entretenir un problème est de commettre une erreur de type logique en créant un jeu sans fin. Ce sont les situations où structurellement rien ne change mais où l’intensité du problème – et de la souffrance qu’il entraîne –, augmente. J’affirme que les difficultés actuelles des Ehpad ne sont que des situations inextricables où l’on a aggravé et fait durer des problèmes. “Qui a fait cela ?”, pourrions-nous penser. A vrai dire, personne et tout le monde. Personne, dans le sens où l’Ehpad est une construction sociale qui répond à un besoin collectif. Tous les bénéficiaires, en étant des demi-habiles, effacent le savoir de l’expertise des uns et le savoir de l’expérience des autres.
C’est pourquoi j’encourage à un changement radical de ces structures Ehpad devenues obsolètes, non pas dans leur utilité, mais bel et bien dans le sens même de ce qui les fonde. Afin que chaque Ehpad puisse se doter d’une philosophie d’établissement qui réponde au triptyque “authenticité, sincérité et spécificité”. Pour cela, “il est nécessaire de fabuler, légender, mais surtout fabriquer”, nous apprend la philosophe Vinciane Despret. Sortir de l’inertie qui a tendance à maintenir les professionnels dans la voie où ils se sont engagés. Alors l’authenticité et la sincérité deviennent des variables à prendre en compte dans la construction de la philosophie propre à l’établissement.
Un processus assez artificiel puisqu’il n’émerge pas naturellement dans la pensée des encadrants. Pourtant, artifices et authenticité ne sont pas des modes contradictoires. Au contraire ! Plus l’artifice se cultive, plus sa mise en œuvre sera vécue comme authentique. Cette alternative crédible devient accessible quand les bénéficiaires n’ont plus de rôle limité. Quand on le leur explique, les résidents comprennent que nous, professionnels, ne sommes que les prestataires d’un établissement dont ils sont symboliquement copropriétaires. Plus facile à comprendre dans un établissement de la fonction publique que dans un établissement coté en bourse, je le conçois. Mais lorsqu’ils sont réunis, les bénéficiaires dépassent le récit de classe sociale pour choisir un récit d’appartenance à l’environnement immédiat. Ensemble, ils interviennent à chaque instance de l’établissement. Un système de résilience locale en somme.
Cette alternative structurelle pose la question des organismes de contrôle. Disons-le haut et fort : les instances actuelles – à la fois juge et partie – ne peuvent pas rester en place telles quelles. Sauf à rester dans “toujours plus de la même chose”, selon l’expression formulée par le fondateur de l’école de Palo Alto. Dès 2013, au regard des multiples plaintes recueillies, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté se proposait d’inscrire comme mission l’expertise des évaluations des Ehpad. Fin de non-recevoir en 2014. En signant un contrat de séjour, le résident n’est pas dans un lieu de privation de liberté. On en oublierait presque que le consentement à l’entrée en Ehpad n’est un véritable consentement que si, et seulement si, plusieurs choix s’ouvrent à la personne. Dire que l’on consent à venir en Ehpad parce qu’on n’a pas d’autres choix, ce n’est pas du consentement. C’est juste une absence de choix.
Il ne peut y avoir de métamorphose de l’Ehpad si nous ne considérons pas ces structures comme des espaces à modifier. On ne peut se contenter d’une modification des pratiques visant à engager toujours plus de professionnels, plus de formations, plus d’encadrement, plus de rigueur tarifaire, plus de pilotage par indicateurs, plus de labels, plus, plus, plus… Le “toujours plus” maintient la structure dans ses erreurs. Une des seules voies possibles est le changement radical. C’est-à-dire un retour à la racine du projet. »
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