« Voilà bientôt deux ans que notre société est soumise au régime de vie particulier qu’impose une pandémie mondiale, malheureusement létale pour de trop nombreuses personnes. C’est une période de peur où l’on en arrive à craindre la présence de l’autre, où les proches s’éloignent et deviennent bientôt intouchables, où l’on n’étreint plus, où les visages doivent se cacher et les marques d’affection se dématérialiser. Entre incertitudes, polémiques, maladresses, privations de liberté et lueurs d’espoir, chacun essaie, sinon d’avancer, du moins de se maintenir et de maintenir ce qui tient encore. Nous avons tous vu les excès que provoque une telle situation, mais également et heureusement combien la solidarité et la générosité étaient présentes et combien l’ingéniosité pour détourner l’attention vers du contenu positif l’était également.
Dans ce contexte, certains ont été davantage sollicités et les équipes soignantes, longtemps applaudies et toujours présentes, ont amplement mérité cet hommage. De même que les pompiers, les forces de l’ordre et les enseignants, qui se sont employés à ne rien lâcher. D’autres, moins médiatisés, n’en sont pas moins méritants, étant donné la difficulté de leur engagement quotidien pour accompagner, expliquer, soulager et contenir. Une difficulté amplifiée par le retentissement d’un contexte angoissant sur une population déjà fragilisée par une situation de handicap ou une difficulté sociale.
Le Covid-19 a provoqué de multiples dégâts collatéraux que les lits de réanimation ne traitent pas : stagnation économique, pertes d’emploi, incertitudes sur l’avenir, paupérisation accrue, violences familiales, décrochages scolaires, isolement, augmentation des états dépressifs… Les travailleurs sociaux et médico-sociaux ont eux aussi dû s’adapter à l’urgence et aux effets multiples d’une situation méconnue, parfois dans des organisations précarisées par le contexte. Ils doivent affronter l’anxiété des uns, l’agressivité des autres, accueillir, conseiller, apaiser, bricoler parfois « pour que ça tienne ».
L’amplification de la demande, l’urgence du traitement et, parfois, l’impossibilité de trouver des solutions en raison des conditions créées par la pandémie ont mis en tension le terrain relationnel porteur de l’action de ces professionnels, et malmené ces intervenants. L’exigence les a appelés sur le terrain et ils n’ont pas forcément pu réfléchir ni élaborer collectivement comme à l’habitude, restant parfois isolés dans leurs pratiques. Pourtant, ces hommes et femmes partagent des valeurs éthiques essentielles qui marquent leur engagement dans l’humain et dans la recherche du sens de leur action personnelle et collective.
En matière de travail social, nous savons qu’aucune action ne ressemble à une autre, puisque les personnes, les circonstances et les contextes associés sont à chaque fois changeants. Cela conduit l’intervenant à devoir se réinterroger sur le sens, la portée et les effets de son engagement. De nature par essence subjective puisque rattachée intimement à ce qu’est chaque acteur dans son vécu et ses convictions, l’éthique nécessite néanmoins d’être partagée, ne serait-ce que pour ne pas risquer de s’égarer et pour renforcer le fondement collectif de l’action.
Si, de tout temps, des failles ont existé entre travail prescrit et travail réel dans ses attendus, ses stratégies et ses organisations, il nous semble qu’en cette période agitée ces failles pouvaient s’en trouver élargies.
Nous aurions pu penser que, en ce moment chargé d’incertitudes et de craintes et marqué de repères devenus parfois fluctuants et opaques, la tension ressentie par les praticiens du social aurait été accrue et les aurait profondément interpellés au niveau éthique. Notamment, au regard des situations inédites rencontrées ou des réponses apportées dans l’urgence et sans doute moins habituelles et moins préparées.
• Quand on travaille dans un milieu essentiellement relationnel sans pouvoir approcher les personnes, cela pose question sur le fondement même de l’action.
• Quand il faut contraindre au confinement des personnes aux capacités de compréhension restreintes pour lesquelles l’enfermement est une épreuve, cela interroge sur le sens, les moyens et la manière.
• La tension créée par l’aspect émotionnel d’un tel contexte interpelle forcément les affects, et donc la motivation et l’engagement des acteurs. Quid de l’authenticité de la relation, dans un contexte de peur de l’autre ?
• Quand l’éloignement oblige au télétravail, cela doit questionner sur la confidentialité.
• Que devient le concept d’autodétermination dans un monde où la liberté se restreint ?
Les sujets de doute et d’interrogation foisonnent habituellement dans une telle période. Les organisations souffrent, la complexité s’accroît et les dilemmes s’amplifient. Il semblait légitime de penser que le besoin d’appui permettant d’éloigner l’hésitation, de renforcer une conviction ou d’étendre la portée de la réflexion se serait amplifié. Cependant, étonnamment, il apparaît que les espaces habituels qui génèrent avis et éclairages éthiques susceptibles d’aider à se rassurer sur le sens et la justesse de l’engagement ont été très peu interpellés, comme si la pandémie avait eu également pour effet collatéral une forme de confinement de la pensée.
A travers son Comité national des avis déontologiques et éthiques (Cnade) travaillant en interdisciplinarité (psychologue, médecin, juriste, sociologue…)(1), le Centre national ressource-déontologie-éthique (CNRDE) émet depuis plus de vingt ans des éclairages circonstanciés sur des questions éthiques à la suite de saisines adressées par des acteurs du travail social, en garantissant un parfait anonymat à ses correspondants et en parfaite indépendance d’un quelconque employeur. Ces derniers mois, peu de saisines lui ont été adressées et les comités locaux d’éthique maintenant présents dans de nombreux départements dressent le même constat d’une forme de carence, avec le même étonnement.
Nous savons que l’éthique prend maintenant une dimension importante à la fois dans la formation des praticiens du social, dans la dimension institutionnelle des structures et dans la manière dont l’action est pensée. Beaucoup d’employeurs associatifs se sont dotés de commissions ou autres instances de réflexion ad hoc. Si l’on oublie le caractère important d’une réponse détachée de tout lien hiérarchique ou fonctionnel, peut-être est-ce une explication à ce tarissement de la demande ?
Peut-être cette situation exceptionnelle a-t-elle engagé le construit de la pensée institutionnelle de manière différente, en promouvant une plus grande proximité entre les acteurs, sous forme d’une attention à l’autre plus particulière qui impliquerait l’encadrement technique et hiérarchique dans un accompagnement des acteurs de terrain plus orienté vers la supervision et l’accompagnement individuel ? Peut-être que, par manque de temps, et privés des contacts habituels avec leurs pairs pour accomplir les tâches essentielles selon des procédures nouvelles, les praticiens du social ont – probablement provisoirement, nous l’espérons – perdu la possibilité de recul nécessaire à l’élaboration et à la rédaction de questions à transmettre aux différents comités d’éthique ?
En ce cas, se sont-ils tournés les uns vers les autres (ou vers la famille, les amis) par le jeu des affinités, sur un mode informel qui, sans avoir la valeur d’une réflexion collective et approfondie, agit comme un pansement permettant de se rassurer et de tenir ? Peut-être aussi ces acteurs, dans une forme d’auto-réflexion évaluative de leur action, et au regard de la nécessité situationnelle, ont-ils pris, seuls, le risque de la réponse à apporter ?
Des questions, plus que des réponses. Mais nous sommes cependant sûrs d’une chose : il n’y a pas de désaffection pour la question éthique. Trop de témoignages de proximité en attestent. »
(1) Pour mieux nous connaître et retrouver la totalité des avis du Cnade : www.cnrde.org.
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