Actualités sociales hebdomadaires - Comment êtes-vous devenu témoin de ce qui s’est passé en Seine-Saint-Denis pendant la pandémie ?
Jean-François Laé : Le service « recherche » du conseil départemental de Seine-Saint-Denis m’a invité en avril 2020 à consulter les notes écrites d’une campagne téléphonique inédite qu’il a menée auprès des bénéficiaires de minima sociaux – RSA [revenu de solidarité active], AAH [allocation aux adultes handicapés], APA [allocation personnalisée d’autonomie]. Plusieurs centaines de volontaires pour appeler 55 500 personnes vulnérables durant le confinement. Agents du département sans être travailleuses sociales, elles consacraient une demi-journée par semaine à cette tâche. Je terminais alors la rédaction d’une enquête sur les hôtels Formule 1 où logent des migrants. La pandémie avait déjà fait des morts dans ces hébergements de 9 m2 pour trois personnes. Il était urgent d’enregistrer ces paroles si déroutantes, ces journées noires. J’ai complété ces observations avec les correspondances adressées à la présidence de la République, ainsi que des messages d’étudiants envoyés à l’université Paris 8. Tout ce matériau a révélé la détresse de personnes qui ont le sentiment de n’être ni entendues ni écoutées. Il importe de garder en mémoire cette catastrophe, car les institutions ne retiennent pas les leçons des crises.
A-t-on pris la mesure de cette période inédite vécue dans ce département ?
La pandémie a révélé la fragilité de l’Etat social. Du jour au lendemain, tout a fermé, certaines allocations n’étaient pas versées, les guichets des caisses d’allocations familiales ont fermé. Pareil avec la Banque postale, dernier lieu où il était possible de retirer de l’argent en espèces sans carte bancaire et dont la moitié des clients reçoivent des minima sociaux. Des personnes âgées se sont retrouvées sans aide à domicile, sans possibilité de recevoir des repas ou des courses… Les institutions se sont repliées sur elles-mêmes. Pour les classes moyennes, la situation était supportable, mais, en bas de l’échelle sociale, on a observé de la désaffiliation : les protections apportées par la famille, le travail et les droits sociaux ont reculé. Privés de petits boulots, et faute de pouvoir payer leur loyer, les étudiants ont quitté leurs colocations et rejoint les banques alimentaires. Les gens ont commencé à craindre d’être mis à la porte de leur HLM.
Quelles séquelles cette crise a-t-elle laissées ?
La crise n’est pas terminée. Au tribunal de Bobigny, les audiences pour impayés de loyer vont s’ouvrir en avril. Les personnes ont épuisé leurs réserves financières, se sont endettées. Cette dette peut être autant financière que morale, liée à un cohébergement, de la nourriture, un échange de services. Certes, les prestations sociales ont été automatiquement prolongées, des centres communaux d’action sociale ont pu verser 200 €, donner des tickets alimentaires… Mais cela ne permet pas d’éponger ces dettes qui s’accumulent, pour atteindre plusieurs milliers d’euros. Contrairement à ce qui a pu se faire dans le passé, les HLM n’ont pas annulé les dettes locatives. Ce régime d’endettement éloigne plus encore les individus des institutions, de la mairie à l’Etat en passant par la vie politique… Alors, comme dernier recours, ils en appellent au président de la République en démontrant l’impossibilité de régler leurs dettes et factures.
Qu’avez-vous appris à l’occasion de cette campagne téléphonique ?
On a pu constater la difficulté de rester en lien avec les personnes. On découvre l’étendue des points aveugles. Seulement la moitié des personnes appelées ont pu être contactées. Plus on descend dans l’échelle sociale, plus les personnes changent de numéro de téléphone. Beaucoup d’entre elles ont pour consigne de ne pas décrocher, filtrent leurs appels à la demande de leurs proches, parlent peu, mal ou pas le français. Un mur très haut ! Quand ils ont abouti, ces appels ont pourtant suscité beaucoup de reconnaissance. On découvre aussi à quel point certaines personnes âgées ou handicapées vivent en autarcie, sans sortir de chez elles, et entretiennent peu de contacts. Ce qu’elles voient à la télévision ne les concerne pas. Cette désocialisation demeure sous-estimée : on considère à tort que ces personnes vont bien, car elles reçoivent leur allocation, vivent en logement social.
Vous insistez sur l’importance de l’« aller vers »…
Nous avons été capables de monter des tentes pour vacciner des millions de personnes. Pourquoi ne le ferait-on pas pour l’ensemble des problèmes sociaux ? Qu’est-ce qui nous empêche d’aller frapper aux portes, d’inventer des procédures d’urgence ? L’« aller vers » consiste à venir vraiment chercher les gens – un travail de rue, en somme. Cette campagne téléphonique, c’est en quelque sorte un retour à du travail social primaire. Chaque département devrait avoir ce type d’intervention. La démocratie y gagnerait.
Comment les institutions devraient-elles s’adapter au non-recours ?
De la même manière que la RATP est juridiquement responsable de ses passagers, l’administration devrait être responsable du transport des droits des personnes vulnérables du début à la fin. Aujourd’hui, une personne handicapée doit fournir neuf documents pour obtenir la carte de transport en illimité. Or l’administration possède déjà huit documents sur neuf puisqu’elle en est le producteur ! C’est à elle, et non aux travailleurs sociaux ni aux personnes elles-mêmes, de construire les dossiers. Autre leçon de la pandémie, l’Etat a démontré qu’il pouvait être rapide et déroger à une quantité incroyable de règles. Il était possible de se rendre en pharmacie avec des ordonnances périmées, des infirmières retraitées ont pu vacciner, des étudiants ont pratiqué des tests… On pourrait faire de même avec la complexité de l’accès aux droits sociaux, où chaque administration défend son pré carré. Il faut développer davantage des guichets uniques qui rassemblent les différents services. Attendre un an la réponse d’une maison départementale des personnes handicapées n’est plus admissible après une telle pandémie.
Pourquoi appelez-vous à réhabiliter la notion de « soutien de famille » ?
Il existait après les « grandes guerres » un statut de « soutien de famille » qui ouvrait des droits prioritaires et par lequel l’Etat exonérait, par exemple, les personnes s’occupant de leurs proches de certaines obligations, comme le service militaire. On pourrait s’en inspirer, par une formule plus souple. Car la pandémie a révélé, en particulier dans ce département, le rôle majeur des proches. Des jeunes femmes sont passées à 80 % de temps de travail pour s’occuper de leurs grands-mères. En gérant les soins médicaux, les ordonnances, les droits non renouvelés, les courses, les factures de leurs aînés, enfants et petits-enfants accomplissent un travail qui dépasse largement la solidarité familiale. Mais cela a des limites.