C’est un truc que je ne m’explique pas. Un truc de chat. Un peu comme notre fameux ronron qui plaît tant aux humains.
J’entre quelque part, et je sais. Il me suffit de humer délicatement l’air qui les entoure, l’air de rien. Je sens, et je sais. Cette odeur d’ennui et de fin de vie, cette odeur de mort. Cette odeur qui ne trompe pas.
Et aujourd’hui, comme les autres jours, je sais. Je suis entré nonchalamment dans la petite salle d’animation. Ils sont alignés sagement, rangée de chaises et de fauteuils, et je ne vois d’abord que le bas des robes à fleurs et les chaussons orthopédiques. Aujourd’hui, c’est jour de « ronronthérapie », le petit nom mignon que l’animatrice a trouvé pour parler de ma venue. Ça sonne mieux que « médiation animale », c’est doux et joli comme une boule de poils, et un peu de poésie ne fait pas de mal. Je ronronne, saute délicatement sur les genoux et me laisse caresser par des mains ridées et arthrosiques tout en plongeant mon regard mystérieux dans les yeux fatigués des résidents.
« Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux… » Ils me susurrent toujours les mêmes vers, souvenir qui ne s’éteint jamais, poétique et pathétique. Je me promène de chaise en fauteuil, des genoux de Fernand aux mains de Mauricette, je ronronne et patoune en me lovant contre leurs vieux corps pas encore morts.
Florimonde ferme les yeux et murmure le nom de son vieux matou. Je joue le jeu de la supercherie, je peux être qui tu veux, ma douce, ton chat, ton fils, ou même encore la tendre amie que tu n’as pas oubliée, je suis celui qui t’aime une dernière fois, douceur et chaleur à volonté. Sur la pente de la fin de vie, Florimonde glisse doucement mais sûrement, quelques jours ou quelques semaines, et si ce petit mensonge peut adoucir sa peine… Mais elle n’est pas la prochaine. A la grande course contre la mort, elle vient de se faire doubler en trombe par Adèle, qui dévale le Toboggan à Grande Vitesse.
Adèle et sa robe fleurie, qui cache presque gracieusement la surépaisseur de sa protection, Adèle et son parfum fruité, qui masque à peine l’exhalaison acide de l’urine qui macère depuis trop longtemps. Et derrière les effluves d’eau de Cologne et de pipi mélangés, il y a cette autre odeur, douceâtre et entêtante, que je reconnais si bien : escarre stade un. La rougeur discrète et gênante, douloureuse mais pas trop, légère brûlure encore supportable. Je sais comment ça va finir : mal.
Il lui faudrait un nouveau matelas… des compléments alimentaires… des changements plus fréquents de protections et de position… Et pour tout cela, il faudrait du temps soignant : le temps d’aller moins vite, le temps de passer plus souvent, le temps de prendre un peu plus de temps. Mais ici, comme souvent, les soignants sont pressés et le temps leur est compté. La suite, je la devine déjà : la peau va se nécroser, la plaie va se creuser… La rougeur, la douleur, l’escarre en profondeur, et l’inéluctable glissement… Adèle va mourir, je le sais, je ne me trompe jamais. Je suis venu, j’ai senti, j’ai compris.