« Cela n’était pas dans mes plans de vie… » Pourtant, quand son petit-fils l’appelle au secours il y a trois ans et demi, Carole n’hésite pas une seconde à franchir le pas. Depuis, Pablo et Lena(1), 14 et 11 ans, habitent à plein temps chez leur grand-mère. Leurs parents souffrant d’une addiction à l’alcool et de troubles psychiatriques, le juge des enfants a désigné celle-ci comme « tiers digne de confiance ». Un type de placement assez confidentiel en France : seuls 7 % des mineurs placés en dehors de leur domicile le sont chez des proches, alors que cette pratique est beaucoup plus courante dans d’autres pays d’Europe (voir encadré page 8). Cependant, cette alternative est inscrite dans les textes depuis l’ordonnance de 1945. Jusqu’aux années 1950, prendre appui sur la famille élargie s’avère même une constante. « Quand un enfant devenait orphelin ou avait un parent qui ne pouvait pas s’occuper de lui, le juge de paix réunissait un conseil de famille, et l’on trouvait une solution pour lui dans ce cadre », explique Philippe Fabry, éducateur spécialisé et psychosociologue(2). La refonte du système judiciaire en 1958 et la suppression de cette fonction marque un changement notoire. « On est alors entré dans une culture du “placement provisoire” assuré par l’assistance publique, en attendant un retour potentiel chez les parents. Et ce, même si on les sait incapables d’assurer les besoins de leur enfant pendant les cinq prochaines années », pointe le spécialiste.
Une « idéologie du retour » et une vision très nucléarisée de la famille, qui tend à privilégier un placement en institution ou en famille d’accueil. Avec l’espoir que, si le parent va mieux, l’enfant peut être amené à retourner vivre avec lui. La réticence des travailleurs sociaux et des magistrats à confier un enfant à la famille élargie est également liée à l’idée – renforcée par les théories psychanalytiques – que si les parents sont négligents ou maltraitants, c’est qu’ils ont peut-être été élevés dans un environnement familial qui l’était. Apparaît alors la crainte que des maltraitances se reproduisent avec des membres de la famille élargie ou qu’une complaisance, voire une complicité avec les parents, ne garantisse pas la protection minimale à l’enfant.
« Au-delà de cette question de la protection, un tiers qui se propose peut évoluer dans un système familial tellement conflictuel qu’il n’améliorera pas la situation de l’enfant, et il sera difficile d’organiser les liens entre parents-enfant et tiers de confiance », prévient Sophie Legrand, juge des enfants et secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature. Autre obstacle : des rapports d’évaluation insuffisamment développés, qui ne permettent pas toujours au juge de considérer les ressources de la famille élargie. « Il y a beaucoup de progrès à accomplir en la matière. Ces rapports demandent du temps, ce dont les travailleurs sociaux manquent cruellement », regrette Sophie Legrand.
Cependant, quand l’examen des professionnels est favorable à cette mesure, confier un enfant à un proche avec lequel il a déjà des liens d’affection présente l’avantage majeur d’amortir la violence du placement : « Mes petits enfants ne se sont jamais sentis abandonnés, confie Carole. Ils disent qu’ils ont de la chance. Pour eux, ils ne sont pas placés, ils sont restés dans leur famille et continuent à voir leurs cousins et amis. » Dans cette optique, la future loi relative à la « protection des enfants » ouvre les perspectives et les pratiques. Elle prévoit, dans son article premier, l’examen systématique par le juge du recours à « l’accueil par un membre de la famille ou par un tiers digne de confiance, en cohérence avec le projet pour l’enfant (…), et après audition de l’enfant lorsque ce dernier est capable de discernement ». Selon Fabienne Quiriau, directrice générale de la Cnape, « en introduisant la notion de ressources de l’environnement de l’enfant, la tendance est à l’ouverture vers la société civile que l’on peut mobiliser pour le protéger et répondre à ses besoins ».
Reste à savoir dans quelles conditions. « Jusqu’à présent, les enfants confiés à des tiers ne bénéficiaient pas d’une mesure d’AEMO [action éducative en milieu ouvert], étaient très rarement suivis par l’ASE [aide sociale à l’enfance]. Ils finissaient par disparaître des radars, avec simplement une visite au juge par an ou tous les deux ans », assure Fabienne Quiriau. Une situation que la future loi devrait faire évoluer en rendant obligatoire l’accompagnement de ces familles par un référent de l’ASE et en généralisant l’allocation financière qui doit leur être versée. Mohamed L’Houssni, directeur de l’association Retis, s’en félicite. Créateur en 2006 du premier – et encore unique – service de soutien spécifique aux tiers dignes de confiance dans la région Rhône-Alpes, il martèle que « ce sont les garanties apportées par l’accompagnement qui rendent cet accueil possible ».
Inspiré par les théories relatives à l’écosystème de l’enfant, à ses liens d’attachement, ainsi que par les approches de l’empowerment, il crée une solution « 2 en 1 », assurée par un binôme travailleur social-psychologue, pour soutenir l’aidant, assurer la médiation entre ce dernier et les parents, suivre l’enfant et verser l’indemnité financière pour son entretien. Une juriste complète ce dispositif afin de répondre aux questions techniques des accueillants et de mettre en place un réseau de familles d’hôtes pour leur assurer un droit au répit ainsi qu’un groupe de partage d’expérience entre pairs. Marianne Rousseau, assistante sociale pour l’association Retis, l’anime : « 80 % des tiers sont des grands-parents, et leur situation est complexe car ils ne doivent pas se laisser envahir par le parent défaillant. L’idée est qu’ils m’utilisent moi, qui suis là pour protéger l’enfant, son lieu de vie et son accueillant. La médiation est essentielle. »
De plus, quelle que soit sa bonne volonté, le proche est confronté à des problèmes juridiques, financiers et moraux qu’il n’envisageait pas au départ : « De nombreuses décisions de la vie quotidienne ne peuvent se faire sans l’accord des parents, par exemple un départ en vacances en dehors du territoire, souligne Mohamed L’Houssni. Heureusement, le juge des enfants peut délivrer une autorisation unique, et la nouvelle loi devrait permettre une délégation permanente pour les actes non usuels. Mais on a beaucoup de mal à passer à une responsabilité parentale partagée. Les tiers non suivis se sentent “oubliés du système” et très seuls face aux problèmes administratifs et éducatifs. »
Des initiatives émergent. Dans le Finistère, l’association La Sauvegarde suit les tiers dignes de confiance dans le cadre d’une AEMO : « Nous en avions quelques-uns il y a une dizaine d’années, mais ça s’est beaucoup développé depuis trois ou quatre ans, affirme Sylvie Rogel, directrice, au point que nous avons mis en place un groupe de parole qui a fait surgir les besoins. Nous nous appuyons aujourd’hui sur ces échanges, ainsi que sur l’expertise de Mohamed L’Houssni, pour présenter un projet de service spécifique. » Un projet qui s’inscrit dans une évolution plus large, celle des conférences familiales, qui misent sur la capacité de l’entourage à trouver des solutions par lui-même et sur le soutien d’un coordinateur. « Notre stratégie est que la recherche des ressources et compétences familiales et de proximité irrigue le travail de tous nos travailleurs sociaux, quelles que soient les spécificités de leurs service », appuie Sylvie Rogel.
Carole fait partie de ce groupe de parole : « Je ne savais même pas que Pablo et Lena pouvaient disposer de leur propre carte Vitale. J’ai appris beaucoup de choses au contact des autres tiers. » Et surtout à gérer les relations de plus en plus délicates avec les parents à mesure que le temps passe. « Au début, je pensais que je ne serais qu’un “tremplin” et que mes petits-enfants pourraient retourner au bout de quelques temps chez leur mère, détaille Carole. Mais son état ne s’améliore pas, et alors qu’elle appréciait qu’ils soient chez moi temporairement, elle me considère aujourd’hui parfois comme une voleuse d’enfants. Heureusement que l’éducatrice est là pour apaiser les relations entre tout le monde, sinon, ce serait presque mission impossible. » Pour la grand-mère, le quotidien est parfois usant : « Les parents conservent l’autorité parentale, donc ils ont tous les droits mais plus de devoirs. Et le tiers a tous les devoirs mais aucun droit. » Ni celui d’autoriser Lena à se faire des mèches dans les cheveux, ni celui d’accepter que Pablo ait un scooter.
Pourtant, si c’était à refaire, elle le referait : « Aujourd’hui, Lena voit sa mère toutes les deux semaines, mais Pablo ne le souhaite plus. Et leur père, qui ne boit plus, vient déjeuner chaque jour à la maison, ce qui convient aux enfants. » Si les acteurs du secteur s’accordent à penser que la possibilité de confier un enfant protégé à un proche doit être davantage envisagée, avec un accompagnement normalisé et uniforme sur le territoire, tous mettent en garde : cette solution doit rester l’une de celles possibles, dans un panel d’options destiné à répondre aux besoins spécifiques de chaque enfant, mais en aucun cas une façon de réduire les coûts de la protection de l’enfance.
(1) Les prénoms ont été modifiés.