Elle est partie(1). Elle a pris les deux gosses et trois sacs, j’ai pris le reste : les meubles, le fric et ma liberté. Je pensais que ce serait facile. Elle était partie sans rien, une moins que rien qui repart de rien. J’avais tout : un travail qui paie bien, une « sugar baby » qui baise bien et plus aucune obligation. Adieu le corps froid et maigre de ma femme, les cris et les pleurnicheries de mes gosses et les corvées de la maison. Libre, enfin !
Libre de dépenser mon argent pour mon unique plaisir, d’aller où je veux quand je veux, surtout entre les cuisses de ma jeune et jolie maîtresse, libre, libre, libre !
J’en ai profité, de cette liberté. Nouvelle vie, nouvelle ville, nouveaux vices. J’ai choisi du neuf du beau et du cher pour remplacer le canapé défoncé sur lequel avaient déjà vomi trois générations, le vieux linge de maison offert par la vieille belle-mère et la vaisselle moche ébréchée et dépareillée. Vautré avec volupté dans cette opulence de nouveautés, j’ai profité des nuits exaltées auprès de la belle Flora et des journées ensommeillées loin de mon associé grincheux. Libertin libre et libéré.
Je ne sais pas à quel moment exact ce beau vernis a commencé à s’écailler. Quand Florette a commencé à me demander des comptes, peut-être ? La pension, les papiers pour le divorce, la garde alternée… Quand son avocate lui a expliqué qu’elle avait des droits, et que le mien m’a rappelé que j’avais des devoirs ? Quand mon associé s’est agacé de mes absences et de mes erreurs ? Ou quand j’ai commencé à me rendre compte qu’elle s’en sortait mieux sans moi et que je ne m’en sortais pas sans elle ?
J’ai observé, dans un mélange de stupéfaction et d’amertume, les changements inéluctables de nos vies. La sienne qui s’envolait, la mienne qui coulait. Florette, si maigre et triste, si faible et effacée, a recommencé à sourire, à agir, à vivre. Notre foyer sans chaleur est devenu son petit nid douillet et ma garçonnière de luxe est devenue ma prison dorée.
Ça a commencé à être beaucoup plus compliqué pour moi. Financièrement. Moralement. Socialement.
Entretenir une maîtresse et une famille tout en jonglant entre le nouveau loyer, les nouveaux crédits conso et un associé de plus en plus irascible s’est avéré un peu plus compliqué que ce que je m’étais naïvement imaginé.
Et puis ça a dégénéré. Bêtement. Furieusement. Une nuit, l’envie de Flora, cette envie urgente de son corps et de sa voix, ce besoin de me prouver encore que je peux avoir ce que je veux quand je veux, qu’il me suffit d’exiger pour obtenir. Sa silhouette dans la pénombre, son corps qui s’élance vers une nouvelle liberté, sans moi, loin de moi. Non, pas elle, elle ne peut pas me faire ça, pas maintenant, pas comme ça ! L’accélération, le choc, la fuite(2).
J’étais le quadra dynamique à qui tout réussit, je suis devenu le quinqua ruiné et coupable. Plus de Florette, plus de Flora. Et bientôt plus de Flobert.
(1) Voir ASH n° 3211 du 28-05-21, p. 25, « Poubelle, la vie ».
(2) Voir ASH n° 3226 du 24-09-21, p. 21, « Lueur dans la nuit ».