« Quand le dialogue s’avère impossible, lorsque la souffrance dans le travail prend toute la place, la démission ouvre une alternative, et constitue un acte politique important. Mais cela représente aussi un risque, singulier. Car je suis parti sans garanties et sans indemnités. J’ai eu droit au point administratif formel : rendre le téléphone professionnel et les clefs, recevoir le solde de tout compte, puis clap de fin ! Si j’avais pu récupérer un billet de 20 € chiffonné et un briquet, j’aurais pu me croire dans un vieux film. C’est souvent ça le travail social aujourd’hui. Entrer dans le moule, être un exécutant.
Vint l’intérim, pour moi passage obligé, pas une volonté pérenne. Cette ouverture m’a permis de travailler rapidement et de ne pas me retrouver en difficulté financière. Mais l’intérim a été un temps de deuil, tant j’étais passionné par la manière de travailler en prévention spécialisée et par le terrain sur lequel j’étais engagé. Cela a aussi été un moment de reconstruction, avec de nouvelles rencontres professionnelles. J’ai découvert un univers qui m’a confirmé que le social va mal et que les professionnels engagés sont pour beaucoup en grande souffrance.
Parler d’argent dans les métiers du social, c’est pousser des portes que le politique voudrait maintenir fermées. Pourtant la question d’une revalorisation salariale va de pair avec la reconnaissance de nos métiers et de la place centrale que ceux-ci ont dans la société. Ce serait appuyer l’idée de profession et sortir enfin de la “vocation”. S’y cantonner signifierait revenir au début du XXe siècle, parler de dévouement total, de bénévolat et rester coller au religieux. S’en défaire ouvre la possibilité de parler métier, salaire, formation, diplôme d’Etat, conventions collectives.
Si la question des salaires est primordiale, voire vitale (comment des travailleurs sociaux pauvres peuvent-ils accueillir sereinement la précarité de l’autre ?), cette seule raison n’explique pas à elle seule les démissions, les burn-out et les arrêts maladie. Pour combler ces postes vacants, dont on parle trop peu, des intérimaires servent de temps en temps de pansement.
En cinq mois, sur la trentaine d’institutions dans lesquelles j’ai travaillé, souvent de passage, je compte sur les doigts d’une main les cadres intermédiaires qui m’ont reçu et ont précisé leurs attentes quant à mon intervention. Ceux-ci ont pris le temps de m’ouvrir leur porte et de ne pas la refermer. Dans ces institutions, j’ai trouvé du dialogue, de la bienveillance, une éthique, des équipes à l’écoute, et un travail clinique soutenu et soutenant.
Pour les autres, on découvre la face sombre du social. Vous connaissez l’humain objet ? Eh bien on y est. Dans ces missions, j’ai souvent été reçu avec une seule feuille de papier annotée, sans relais professionnels. Des équipes ont même parfois découvert ma présence avec surprise. Je me suis aussi retrouvé, à plusieurs reprises, seul avec des groupes d’enfants que forcément je ne connaissais pas, à proposer de “l’occupationnel”. Il est arrivé que sur une semaine d’intervention, le chef de service ne se souvienne de mon existence que lors de la signature de mes horaires, le dernier jour. J’ai rencontré des professionnels épuisés, enchaînant par moment des semaines de 60 heures, des journées de 19 heures, pour combler des absences. La raison invoquée était souvent la même : minimiser l’appel aux intérimaires pour réduire les coûts. Exit le code du travail.
Le point culminant de cette expérience a été de travailler dans une institution, au sein de laquelle sont intervenus une trentaine d’intérimaires en deux semaines. Propos d’un éducateur titulaire survivant d’une équipe de six professionnels : “Mes cinq collègues ont démissionné en même temps. La raison ? Une nouvelle direction, jeune, issue d’une école de commerce, a décidé de nous avertir par mail, un vendredi soir, que nous serions dispatchés, dès le lundi matin suivant, sur d’autres unités. Nous formions une équipe unie et soutenante pour les enfants. Puisqu’on comptait des postes vacants ailleurs, et que nous faisions du bon travail, ils nous ont séparés. Ce qui a posé problème, ce n’est pas tellement le changement, c’est la violence du management. En un jour, par mail, sans discussion possible. Cela s’est fait sans nous concerter, sans nous mobiliser. Résultat, tout le monde est parti.”
Peut-on s’étonner de telles attitudes ? A partir du moment où la finance a intégré des appels à projets avec une dimension de retour sur investissement (les fameux “contrats à impact social”…), où l’autre est réduit à un coût financier et donc symboliquement à un mauvais objet, il y a conflit éthique. Tant que des personnes humaines assurant des remplacements seront accueillies par du vide ou une simple feuille de papier annotée, que des salariés seront considérés comme des pions qu’il suffit de déplacer, il y aura toujours des postes vacants.
Le sujet humain est devenu objet, le sens et la mise en réflexion ont disparu. La convivialité et l’unité des équipes, pourtant indispensables pour travailler et faire face à des situations parfois dramatiques, sont souvent perçues moins comme des ressources que comme des difficultés managériales par de nombreuses directions. A un niveau fantasmatique, la solidarité est considérée comme un potentiel contre-pouvoir, alors qu’elle devrait être une source de vie.
Il est vital de remettre au cœur du métier le sujet humain : sa vulnérabilité, ses trébuchements, son inconscient, son écoute, sa demande et son désir. L’institution entière est concernée. Nous devons être en alerte face aux soubresauts mortifères qui effacent le sujet humain. Il faudrait aujourd’hui réinventer l’institution, se servir du passé sans y coller et remettre la clinique au cœur de la pensée. Les managers savent ce qu’elle est, mais ils la considèrent comme dangereuse car trop coûteuse en temps, avec une vision du sujet qui se heurte aux approches normatives qu’ils développent. La clinique est vivante, elle se renouvelle chaque jour, car chaque jour nous entendons l’autre différemment. L’autre, lui-même, n’est plus le même que la veille. C’est pourquoi la prise en compte de la temporalité est primordiale.
Ce qui manque dans les institutions c’est de la vie, des projets institutionnels qui rassemblent et qui concernent tout le monde. Nous avons besoin de cadres éducatifs, personnifiés et symboliques, qui connaissent le terrain, car les difficultés et leur dépassement font expérience. C’est ce qu’on appelle “l’éprouvé”. Comment accueillir le trébuchement du transfert quand on ne sait pas ce que celui-ci représente ? De même concernant le travail autour de la demande et du désir. “L’éprouvé” du terrain ne parle pas la même langue que celle de la rentabilité. Et les financeurs ont fait, en bons mathématiciens du moindre coût, un mauvais calcul. Celui-ci a mené à la “fuite” du terrain de professionnels passionnés, engagés auprès de l’humain. Car quand on piétine ce qui reste de notre éthique, la seule solution est de “fuir” pour préserver ce qu’il reste en nous de sujet. La démission, les abandons de poste, les arrêts maladie sont des moyens de survie.
Alors employeurs, ne serait-il pas temps de faire preuve d’inventivité ? Nous avons droit à un salaire revalorisé reconnaissant nos métiers, à de la vie, de l’humain, plus d’analyse des pratiques, de supervisions, de régulations, pour penser le métier et la place de chacun (des cuisiniers aux équipes de direction). Une vraie vie associative, plus démocratique, un code du travail respecté pour une pleine présence psychique (on fait mieux notre métier quand on se sent protégés). Vous verrez ainsi qu’il y aura beaucoup moins de trous à combler, et que la profession redeviendra attractive. »
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