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Les travailleurs sociaux en première ligne

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Pourtant peu sensibilisés durant leur formation initiale, les professionnels du secteur social sont à l’avant-garde dans la lutte contre l’illettrisme. Du fait de leur présence sur le terrain, et à condition qu’ils acquièrent les outils nécessaires, ils peuvent identifier les personnes concernées, dans le but de les orienter et de les accompagner au mieux.

Un soir, Taoufik Rouabhi, travailleur social dans un hébergement d’urgence, assiste à une dispute. Un des résidents s’énerve car on lui a caché son paquet de bonbons. Au point qu’il ne parvient pas à dormir de la nuit. « Comment peut-on se mettre dans un état pareil pour des friandises ? », s’interroge le professionnel. Après discussion avec la personne, il réalise l’enjeu que revêt ce paquet. Ne sachant pas lire, le résident utilise les bonbons pour compter les stations de métro sur le trajet de son travail en les égrenant dans sa poche. Interpellé, Taoufik Rouabhi décide alors de réaliser un court métrage, Cas comme Camille, sorti en 2021, qui dresse le portrait d’une femme en situation d’illettrisme et pointe les difficultés qu’elle rencontre au quotidien(1).

Identifier les personnes concernées est la première mission des travailleurs sociaux dans leur lutte contre l’illettrisme. En effet, à cause de la honte qu’elles ressentent, elles recourent à diverses stratégies pour cacher leurs lacunes, par exemple en utilisant la lecture vocale des textos sur les téléphones ou en sollicitant des tierces personnes. Des stratagèmes qui participent à l’invisibilisation d’un phénomène difficile à comptabiliser. Selon l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI), 7 % de la population adulte âgée de 18 à 65 ans et ayant été scolarisée en France serait en situation d’illettrisme, soit 2 500 000 personnes en métropole.

« Lorsqu’on est sensibilisé au sujet, certaines phrases font “tilter”, précise Julien Crosnier, éducateur spécialisé en protection de l’enfance dans le Limousin. Par exemple, lorsque la personne affirme à chaque rendez-vous avoir oublié ses lunettes. » Mais les travailleurs sociaux, occupés à gérer des urgences comme les demandes d’aides sociales ou de logement, ont souvent de la peine à identifier ces signaux. Et d’autant plus s’ils ne possèdent pas les outils pour effectuer ce type de repérage. Car les situations peuvent se révéler très diverses, comme l’explique Olivia Costantino, chargée de projet « illettrisme et illectronisme » au sein de la coordination associative Coraplis : « Certains usagers sont en situation d’illettrisme et ne peuvent déchiffrer un texte. D’autres, je pense notamment à des personnes d’origine étrangère, n’ont jamais pu apprendre à lire ou à écrire. Certains, enfin, savent écrire, mais pas en français. » Confrontée à un volume de travail important, Mégane Dubois, conseillère en économie sociale et familiale (CESF) à l’Association familiale intercommunale de Beauvais (Afib), pointe une contradiction dans son souci d’accompagner au mieux. « Par manque de temps, je vais faire “pour” eux au lieu de faire “avec” eux, regrette-t-elle. Remplir moi-même le dossier, alors que l’idéal serait de le remplir ensemble. »

Manque de temps

Mais l’urgence peut également constituer une porte d’entrée pour proposer une solution. « Un jeune en situation de décrochage scolaire est venu m’expliquer qu’il avait besoin de passer le permis voiture pour trouver du travail, raconte Julien Crosnier. A partir de ce besoin, on a pu élaborer une réponse adaptée pour l’accompagner et l’aider à sortir de ses difficultés liées à l’illettrisme. » C’est aussi le rôle du travailleur social, estime-t-il : aiguiller au mieux l’usager et l’inciter à répondre à ce problème. « Du fait de la relation de confiance qu’ils ont avec les usagers, les éducateurs spécialisés ou les assistantes sociales, pour ne citer qu’eux, sont en première ligne pour informer les personnes des possibilités qui existent », souligne Stéphanie Blanchard, référente « illettrisme » au centre social et socioculturel de Pons (Charente-Maritime).

Travail « en réseau »

Pour orienter au mieux, il est nécessaire, sur un territoire, de mettre en lien les travailleurs du social et les structures et associations qui proposent des ateliers pour l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul. « C’est un travail en réseau qui s’effectue au plus près du terrain et des personnes concernées, souligne Stéphanie Blanchard. Les conseillers Pôle emploi, les agents de la CAF [caisse d’allocations familiales], les centres socioculturels, les travailleurs sociaux et les acteurs associatifs orientent les usagers vers nous et nos ateliers. » Mais parce que la prise en charge évolue selon les départements, les travailleurs sociaux font parfois face à un manque. L’ANLCI précise que plus de la moitié des personnes en situation d’illettrisme vivent dans des zones rurales ou faiblement peuplées, et 10 % dans des zones urbaines sensibles.

Entre les structures d’accompagnement et les personnes affectées par l’illettrisme, les travailleurs sociaux officient également « en relais », explique Julien Crosnier : « C’est toute la sensibilité de notre travail de proposer des solutions et d’inciter les usagers à s’en saisir. » Pour Wajda Souad, conseillère en insertion professionnelle à l’Afib, « le premier accueil est très important et requiert une écoute active pour identifier les difficultés de la personne et trouver avec elle les meilleures solutions possibles ». Car certains peuvent nier leurs difficultés et refuser catégoriquement de se rendre dans des ateliers. « Il faut beaucoup de bienveillance de la part des travailleurs sociaux, se mettre au niveau des personnes, dédramatiser le problème », explique Olivia Costantino. En ce sens, la coordination associative Coraplis propose aux travailleurs sociaux des formations et ateliers en Nouvelle Aquitaine. Ils y apprennent à détecter la problématique en demandant aux usagers d’épeler certains noms, mais aussi à éviter des mots connotés négativement tels qu’« illettrisme », qui peuvent effrayer.

Une formation qui a manqué à Caroline, assistante sociale dans le Nord-Pas-de-Calais. En 2019, lors de son stage, la jeune femme suivait notamment une dame âgée dans le pays de Weppes. « Elle venait systématiquement avec les mauvais documents. Quand je lui demandais ceux de la CAF, elle rapportait les justificatifs de domicile. Ça m’exaspérait et je me suis parfois emportée contre elle. » Une fois diplômée, elle a accompagné des personnes en situation irrégulière. « Un jeune Soudanais a fait la même bévue : il ne savait pas lire le français. J’ai eu un flash-back. Et si cette personne âgée ne savait pas lire ? Je n’y avais jamais réfléchi mais, à présent, je me rends compte de mes erreurs. Combien de personnes n’ai-je pas repérées ? », s’interroge Caroline. A sa décharge, le sujet de l’illettrisme a été peu abordé durant sa formation initiale. Elle a seulement lu le travail de fin d’étude d’une amie qui abordait ce thème. Quant à Wajda Souad, elle n’a bénéficié d’aucun module spécifique mais son parcours personnel l’a sensibilisée : « Issue de l’immigration, j’ai vu certains membres de ma famille en difficulté pour lire et écrire. J’y fais donc attention de moi-même. Et il est parfois plus facile à des femmes d’origine maghrébine que je rencontre de me faire ce genre de confidences. »

« Là est toute l’importance de la formation continue, estime Julien Crosnier. Le diplôme permet d’exercer les métiers du social, mais nous demeurerons des professionnels incomplets durant toute notre carrière. J’ai dû passer moi-même au travers de beaucoup de repérages. » Par les lectures, les rencontres et les sensibilisations avec les associations ou la formation continue, l’éducateur spécialisé estime qu’il est nécessaire d’être formé aux problématiques de l’illettrisme. De son côté, Coralie s’est rapprochée d’associations et a beaucoup lu sur la question – « des thèses de sciences sociales mais aussi les ressources de l’ANLCI », précise-t-elle. « Maintenant, j’ai ce sujet dans un coin de ma tête à chaque rendez-vous, ça devient un réflexe. »

L’association LIRE, à Limoges

La présence de structures prenant en charge la lutte contre l’illettrisme diffère selon les territoires. Certains travailleurs sociaux ont donc imaginé leurs propres réponses. C’est le cas de Julien Crosnier, d’Hélène Mérigoux et de Maïder Echeverria, qui ont cofondé l’association LIRE (Lutter pour l’inclusion et le respect par l’écriture), implantée à Limoges. « Alors que nous travaillions dans un foyer de jeunes filles, nous constations de grandes difficultés d’apprentissage pour certaines d’entre elles durant l’aide aux devoirs, raconte Maïder Echeverria. Or il n’existait pas d’associations répondant au mieux à leurs besoins. » Comme au niveau national, elle estime à 7 % la part de la population de Haute-Vienne en situation d’illettrisme, soit 26 000 personnes. « Nous sommes un territoire très rural. Mais il y a aussi neuf quartiers prioritaires de la politique de la ville. » Après plus d’un an de réflexion et de formation à la pédagogie, depuis 2020, les deux éducatrices spécialisées sont à temps plein pour l’association. « LIRE propose un accompagnement individuel et individualisé, explique Maïder Echeverria. Depuis l’ouverture des locaux, en décembre 2020, nous avons suivi plus de 90 personnes. »

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