« L’illettrisme nous coupe l’horizon, c’est une prison intellectuelle », souffle Aline Le Guluche, ancienne illettrée. « Aujourd’hui, j’atteins beaucoup de mes rêves, mais quand j’étais jeune, je travaillais pour manger sans aucun plaisir particulier. C’est triste », poursuit-elle. Si la sexagénaire accepte de parler librement de sa situation et de son vécu, cela n’a pas toujours été le cas. Longtemps, cette mère de deux enfants a opté pour les détours et les stratagèmes. « Lorsqu’on est illettré, on vit une vie de tricheur. On se cache de tout, tout le temps. J’ai laissé les autres agir à ma place. Je les sollicitais, en disant : “Tu le fais bien mieux que moi” ; “Je préfère faire la plonge, plutôt que de m’asseoir à un bureau et d’écrire.” En réalité, c’est faux. C’est simplement plus facile de réaliser les tâches besogneuses, car le reste nous n’en sommes pas capables. »
Celle qui avait « cette faculté de bien cacher » a grandi dans une ferme des Yvelines où elle était la dernière d’une fratrie de huit enfants. A son entrée à l’école, à l’âge de 5 ans, elle tombe sur un instituteur martyrisant. « Il m’a violentée et frappée plus d’une fois car je n’arrivais pas à écrire correctement. J’étais dyslexique et je ne parvenais pas à former les lettres à la plume, se remémore Aline Le Guluche. Mais à cette époque, la dyslexie n’était pas reconnue, nous étions simplement débiles ou incompétents. » A partir de ce moment, la petite fille se renferme et préfère ne plus participer plutôt que de se « ridiculiser ». A la maison, des épisodes de violence marquent son enfance et les corvées finissent généralement par passer avant les devoirs et les récitations. Si en CE1 et CE2, un instituteur bienveillant lui permet de dépasser certains blocages, cela ne suffit pas à la réconcilier avec l’école. En quatrième, la Francilienne quitte le collège pour gagner sa vie. Après un essai raté dans un restaurant, où son illettrisme ne lui permettait pas de prendre les commandes, elle est embauchée dans une usine de pâtisserie. Elle y restera une quinzaine d’années.
Le mot « illettrée » et la réalité qu’il recouvre, Aline Le Guluche décide de les regarder en face à ses 50 ans. Alors qu’elle est employée à l’hôpital de Mantes-la-Jolie (Yvelines), elle pousse la porte du bureau de la direction pour demander une formation. « J’étais au bord de la dépression, fatiguée moralement et physiquement, rapporte-t-elle. Plus le temps passait, plus je me sentais mal. » Cet acte, qu’elle qualifie aujourd’hui de courageux, a permis à la honte de commencer à se diluer en pleine lumière. « Je me suis sentie beaucoup mieux de m’imposer dans mes difficultés, raconte-t-elle. De pouvoir dire : “Je veux m’en sortir et je veux qu’on m’aide”. » Tous les vendredis matin, pendant six mois, elle retrouve ainsi les bancs de l’école. Et avec plaisir cette fois. « C’était trop bien, sourit-elle d’une voix claire. On a appris plein de règles, mais on a aussi travaillé sur des documents de la vie quotidienne : les allocations, les transports, les textes de loi, l’actualité… Je me suis ouverte à certaines choses et cela m’a aidée à comprendre ce que je faisais. » Elle poursuit : « J’écris toujours avec des fautes, je ne lis toujours pas très vite. Mais je l’accepte. »
Ambassadrice du programme national de lutte contre l’illettrisme des femmes(1), « Write Her Future », porté par Lancôme, Aline Le Guluche œuvre désormais à amener les autres à parler de leur handicap. Ce qu’elle a elle-même concrétisé dans son livre témoignage intitulé J’ai appris à lire à 50 ans (éd. Prisma). « En l’écrivant, il a fallu rouvrir des plaies que j’avais essayé d’effacer, mais en même temps ça fait du bien, analyse-t-elle avec recul. Cela permet de regarder son parcours et de se dire “Bravo”. »
(1) Selon l’Unesco, 477 millions de femmes dans le monde ne savent ni lire ni écrire.