Actualités sociales hebdomadaires - Votre livre met en parallèle « La Peste » de Camus et l’épidémie de Covid-19. Pourquoi lier les deux ?
Marylin Maeso : J’utilise le roman d’Albert Camus car il est allégorique. C’est un livre qui nous invite à réfléchir sur la condition humaine et sur la manière dont les fléaux, qu’ils soient politiques ou sanitaires, nous parviennent, et sur nos façons de réagir. La Peste est un récit qui expose notre manière d’ignorer les signaux d’alarme pendant des années. Le point commun que j’ai pu observer entre ce roman et l’épidémie de Covid-19, c’est la tentation de l’euphémisation. Au début, on entendait beaucoup : « Ce n’est qu’une grippette, ça ne durera pas, il n’y aura pas de deuxième vague ». Selon moi, une telle position est symptomatique de la force du déni. Quand une catastrophe s’abat sur vous, vous avez besoin de penser que ses manifestations ne persisteront pas. Peu de temps après le début de l’épidémie, on commençait déjà à parler « du monde d’après » la Covid, ce qui était une façon implicite de se convaincre que cette dernière ne constituait qu’une étape, avec un début et une fin, qu’on oubliera comme les Oranais avec la peste. Or nous vivons actuellement une cinquième vague. Voilà qui montre que ce mythe du « monde d’après » est une façon de se rassurer face à la stupeur engendrée par l’idée qu’une maladie peut devenir une nouvelle norme, pendant un certain temps. Le mécanisme psychologique du déni est alors à l’œuvre, autant à l’échelle individuelle que collective.
Est-ce un fait saillant de la société française face à la crise sanitaire ?
Le déni n’est pas passif. Au contraire, il s’agit d’une démarche active, qui s’entretient. Le réel ne cessant d’étendre ses effets, le travail du déni s’avère permanent. Continuer à se rendre dans les bars ou faire la fête n’est pas une démarche passive, ce peut être un choix actif, celui de faire comme si de rien n’était et de conjurer la maladie. Nous sommes certes dans l’irrationnel, mais cette attitude peut se comprendre. La vraie question consiste à déterminer dans quelle direction les gens décident d’investir leur action. Le déni reste un problème, car il est animé par la peur de voir les habitudes changer et les certitudes bouleversées.
Quelle est cette inhumanité dont vous parlez ?
Je m’intéresse à la déshumanisation rampante, celle qui capitalise en amont pour amener de grandes catastrophes. La déshumanisation du quotidien peut passer par un certain nombre de phénomènes, comme la disparition progressive d’un monde commun, dans le cas de l’épidémie. A une époque où les théories complotistes sont en expansion, le risque est de vivre dans un monde où il n’y a pas vraiment de réalité, seulement des interprétations. Cela crée un monde terrifiant : on ne distingue plus ce qui est réel de ce qui ne l’est pas. On compte de plus en plus d’individus en détresse psychique et intellectuelle, car ils n’arrivent plus à reconnaître l’existence d’un monde commun en lequel ils peuvent avoir confiance. Ces personnes, fragiles en moment de crise, basculent. Le complotisme donne toutes les explications clef en main. C’est une vision du monde sans angle mort, la vérité ne faisant pas le poids. Un virus est une réalité inhumaine, donc très difficile à maîtriser, invisible, anxiogène. Le complotisme est rassurant, car à partir du moment où c’est un phénomène que vous humanisez en en faisant un complot, en lui redonnant une causalité humaine, vous le cernez ; il est donc possible de l’arrêter, en mettant les humains responsables hors d’état de nuire. Au-delà, les arrangements avec la réalité sont permanents : il suffit d’un mensonge et de savoir que vous mentez pour contribuer à une machine plus générale de déshumanisation du monde.
Vous parlez d’événements qui réduisent les individus à des abstractions (attentats de Charlie Hebdo, assassinat de Samuel Paty…). Que voulez-vous dire ?
L’abstraction est le premier symptôme d’un meurtre en puissance mais qui, en plus, facilite son avènement sans qu’on réagisse. Avant tous les génocides, il y a un travail d’abstraction, c’est-à-dire que l’on fait en sorte de ne plus voir les individus. Il est plus facile de justifier que l’on tue une abstraction plutôt qu’un jeune garçon qui a une famille. A partir du moment où l’on arrête de penser les travailleurs comme des êtres humains, avec leurs fragilités, leur existence, leur détresse, quand on les pense comme des numéros, et qu’on les considère comme des rouages gênants, voire indésirables, s’ils ne fonctionnent pas selon nos attentes, on crée une logique où le pire devient possible.
Quelles sont les mécaniques de l’« euphémisation du mal » ?
D’un côté, on a une stratégie d’hyperbolisation où l’on commence par tordre les mots pour dramatiser une situation. On agit de la sorte quand on se rend compte que la situation est plus nuancée que ce que l’on croit. Ainsi, on nie l’existence même de la complexité humaine. De l’autre, on assiste à une stratégie d’euphémisation du mal : on utilise un mot qui en réduit la gravité. L’euphémisation du mal est une manière de le minimiser pour ne pas avoir à réagir, ne pas faire de vague. Le point commun de ces deux stratégies est de servir à nourrir le déni à l’égard du monde, le déni de la complexité et de la sévérité d’un mal.
Comment alors lutter contre cette insidieuse fabrique de l’inhumain ?
Il faudrait appliquer ce que j’appelle une « éthique de l’attention », une sorte d’hygiène mentale consistant à être sensible aux abstractions : se demander toujours de qui et de quoi on parle. Il faut rompre avec l’immédiateté des réseaux sociaux et des chaînes d’information en continu : ne pas réagir à chaud, analyser ce qu’une personne dit, échanger avec elle, recontextualiser, réincarner le monde. Un examen de conscience paraît indispensable. Comment peut-on soi-même améliorer la situation ou éviter qu’elle ne se dégrade ? La première condition pour soigner une maladie est de l’accepter : il est difficile de sortir de son petit monde lorsque l’on est imbu de sa propre vertu. Il faut se faire dépister, pour filer la métaphore : pas simplement pointer la maladie de l’autre côté et considérer que les pestiférés sont toujours les gens en face mais soi-même faire un test, c’est-à-dire s’écouter parler, vérifier le genre de discours que l’on diffuse, les types d’expressions que l’on emploie, la façon dont on se comporte… Ce sont des petits gestes, mais qui peuvent avoir énormément d’effets. D’autant plus que les personnes ont une parole publique.