Boris Couilleau a créé Titi Floris en janvier 2006. Une société coopérative spécialisée dans le transport de personnes en situation de handicap ou dépendantes. Seize ans plus tard, son directeur ne compte pas moins de 2 000 salariés dans une quinzaine de départements du Grand Ouest. Aucun d’entre eux n’est travailleur social. Et pourtant, au quotidien, ses chauffeurs sont au contact des bénéficiaires de l’action sociale. Simple formalité ? Pas vraiment. « Il faut savoir gérer les groupes et les handicaps des uns et des autres, faire preuve de bienveillance, être rassurant, savoir adapter sa posture aux personnes transportées, explique le PDG. Nos chauffeurs peuvent être confrontés à de l’agressivité. A nous de créer un cocon sécurisé et de bien respecter notre positionnement. »
Titi Floris transporte autant des personnes à mobilité réduite que d’autres atteintes de troubles du comportement. La manutention de personnes en fauteuil roulant nécessite d’afficher une certaine forme physique et l’accueil d’aînés atteints de la maladie d’Alzheimer ou de jeunes autistes, d’endurer des situations parfois difficiles. De savoir réagir. D’où la nécessité de former le personnel. « On sensibilise à l’épilepsie, à l’autisme ou au parcours de l’aide sociale à l’enfance pour s’imprégner de l’environnement. On fait intervenir des kinés sur les gestes et postures à adopter pour limiter les accidents du travail, explique Boris Couilleau. Une fois par mois, des séances d’analyse de pratiques sont dispensées pour mieux identifier les difficultés. Et on échange beaucoup avec les familles et les établissements qui nous transmettent des informations sur les personnes. »
Depuis 2018, la Maison Rochas du pôle « accompagnement et soins » de VYV3 Pays de la Loire, à Mauges-sur-Loire (Maine-et-Loire), est l’un des clients de la société coopérative de production (Scop). Pour son directeur, Jérôme Lusson, le transport fait partie intégrante de l’accompagnement des personnes. « La sensibilisation des chauffeurs aux besoins du public est un enjeu important. Nous sommes parfois confrontés à des situations compliquées, on peut échanger et trouver des solutions en étroite collaboration. On a longtemps fait appel à des taxis et à des véhicules sanitaires légers (VSL). Le fait de travailler avec un seul intervenant, doté de références et d’expériences en la matière, permet de nouer une relation de partenariat privilégiée et d’être plus efficient. »
Titi Floris a connu un développement rapide et constant. Alors qu’auparavant de nombreux travailleurs sociaux véhiculaient les personnes accompagnées, la plupart des établissements font désormais appel à des spécialistes du transport. « A chaque rentrée, les volumes augmentent », constate Boris Couilleau. Des mouvements croissants entre l’établissement et les classes spécialisées, des visites chez les psychomotriciens ou autres professionnels… Ce n’est pas nouveau : les établissements s’ouvrent vers l’extérieur. Et, ce faisant, les travailleurs sociaux ne sont plus les seuls détenteurs des réponses à apporter à l’usager. « On assiste à un changement de paradigme, explique Jérôme Lusson. La notion de “parcours” induit de penser l’aide en articulant les différents intervenants. Travailler l’inclusion nécessite qu’un ensemble de personnes contribuent à la vie quotidienne, sans avoir forcément de formation sociale ou médico-sociale. Et heureusement ! Outre des bénévoles, de plus en plus d’intervenants extérieurs, spécialisés en théâtre, en musique ou en médiation, viennent s’inscrire dans ce parcours. Ils apportent un autre regard. Et les usagers ne sont plus accompagnés par la sacro-sainte équipe de travailleurs sociaux et médico-sociaux. »
Face à ces évolutions, un impératif : formation et information. En Corrèze, l’Adapei 19 a positionné des salariés sur des missions de sensibilisation au handicap, auprès des différents métiers qui vont côtoyer les personnes. « On crée une équipe mobile qui va porter la bonne parole, rencontrer les enseignants des groupes scolaires et des collèges, mener des actions dans les centres de loisirs, afin de démystifier le handicap », explique Gérard Restouex, directeur général. Les formations se déroulent sur une demi-journée. Elles sont suivies d’un accompagnement sur le terrain par une équipe dédiée, en fonction des problématiques. « On a également des chargés d’insertion qui vont soutenir les personnes accompagnées et, au-delà du suivi de leur projet, porter la question du handicap auprès des entreprises », poursuit Gérard Restouex.
Outre le travail au bénéfice des enfants et de l’insertion professionnelle, le directeur a fait de l’habitat inclusif son cheval de bataille. « On a réduit la capacité d’un gros foyer d’hébergement pour trouver des solutions adaptées dans le droit commun. » Et, là encore, des équipes ont été redéployées pour sensibiliser. « Il faut convaincre les bailleurs sociaux de signer des baux avec la personne et non avec l’association, prendre des rendez-vous avec des bailleurs privés, batailler parfois pour prouver que la personne en situation de handicap ne va pas détériorer le logement, énumère Gérard Restouex. Et quand on aide à l’installation d’une personne dans un quartier, on mène une campagne de sensibilisation jusqu’aux commerçants. »
A Bergerac (Dordogne), les soignants de l’Ehpad La Madeleine ne sont plus l’alpha et l’omega de l’accompagnement des résidents. Le directeur de l’établissement, Sylvain Connangle, ne comptabilise pas moins de 39 métiers différents. De la coiffeuse à l’électricien, en passant par le cuisinier, tous sont salariés, partie prenante de la « prise en soin » des personnes. « Lorsqu’on parle d’autonomie et de prévention, et non plus de dépendance, on ne peut plus considérer qu’il n’y a que la case “soignants” à cocher. La santé, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ce n’est pas que le médical mais la prise en charge globale, défend Sylvain Connangle. On essaie ainsi de travailler avec des cultures qui n’ont pas l’habitude de coopérer : celles du soin, de l’hôtellerie, de l’administratif. Ce socle commun, que d’autres appellent “compromis culturel”, est pour nous celui de la gérontologie. Tous ces métiers entrent alors en jeu pour travailler la prévention primaire, maintenir l’autonomie fonctionnelle et éviter de basculer dans la dépendance. » L’électricien, par exemple, consulte le profil de la personne par le biais du système de mesure de l’autonomie fonctionnelle (Smaf) avant d’entrer dans une chambre.
La capacité à épouser cette culture commune est jugée dès le recrutement. Question de savoir-être et d’attitude. Surtout, le repérage des talents tient lieu de doctrine. L’animateur est un as du numérique ? Il a créé une chaîne de télé interne et embarqué les résidents dans un tour de France virtuel et connecté. Le pédicure podologue est ceinture noire de tai-chi ? Un atelier relaxe les résidents le soir. « On tend vers une culture nordique, américaine, plutôt que de rester figé dans des cases. Ce n’est pas parce qu’on est cuisinier qu’on est obligé de faire à manger pendant quarante ans, défend Sylvain Connangle. Mettre à profit les compétences extérieures, c’est aussi une manière de donner envie à nos salariés. Et, pour cela, il faut faire preuve d’agilité. » Quitte à reclasser des professionnels en difficulté. Comme cet électricien atteint de problèmes musculaires, devenu chauffeur. Puis ce menuisier, formé aux rudiments de la maladie d’Alzheimer. « Il avait ce que j’attendais : la capacité à être à l’aise pour parler, raconter des anecdotes, être respectueux », poursuit Sylvain Connangle.
Même logique à l’association Aurore : les veilleurs de nuit, les maîtres de maison ou encore les agents hôteliers, métiers attachés théoriquement à la logistique, prennent part à l’accueil de la personne. « Tout le monde sur le terrain est mis à contribution, à différents niveaux, selon les capacités, parfois en binôme avec des travailleurs sociaux », explique Laëtitia Elcatot, responsable du développement des ressources humaines et de la formation. Souvent recrutés en centres d’hébergement d’urgence ou en foyers dédiés aux migrants, les agents hôteliers interviennent sur la sécurité, mais veillent aussi à la propreté des lieux en accompagnant les personnes à faire par elles-mêmes. Les maîtres de maison présents dans les résidences sociales ou les pensions de famille sont souvent peu qualifiés – bien que des formations se développent dans certains instituts de travail social. Il n’empêche : chargés du bon fonctionnement et de l’hygiène de l’établissement, ils participent pleinement à l’accueil des résidents. « Ils informent sur les règles de vie, sur les démarches administratives, participent à des temps collectifs pour favoriser le lien. Ils sont en première ligne pour prévenir et gérer les éventuels conflits. Et sont en capacité d’alerter l’équipe, poursuit Laëtitia Elcatot. Sans être diplômées, les personnes recrutées ont une sensibilité sociale qui leur permet d’observer la vie quotidienne. A nous, ensuite, de les faire monter en compétences si nécessaire. »
Moutons à cinq pattes, ces professionnels apportent parfois une solution à la difficulté de recruter des travailleurs sociaux formés. Une réponse, aussi, d’ordre économique. Mais ils sont surtout le signe d’une évolution du travail social, amené à s’ouvrir au monde extérieur. Avec cette quête permanente d’intégrer tous les citoyens, qu’ils soient handicapés, âgés ou à la rue, dans le droit commun.