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Loi 2002-2 : entre bonnes intentions et dérives

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Rendre à la personne sa place centrale dans un contexte de lutte contre la maltraitance institutionnelle. Voilà un des objectifs de départ de la loi 2002-2. Une louable intention mais, confrontée à une forme de formalisation excessive, la notion de projet personnalisé peut conduire à une simple mise en conformité juridique plus qu’au respect du souhait réel du bénéficiaire.

« Voici 2022. L’année des vingt ans de l’arcane incontournable des centres de formation en travail social : la loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale – ou loi 2002-2 pour les intimes. Au regard de la médiatisation de faits de maltraitance institutionnelle, perçus comme structurels, ce texte législatif avait pour ambition de changer le paradigme de l’intervention sociale et médico-sociale. Le fondement de toute action devait désormais offrir une dimension centrale à la personne accompagnée, celle-ci passant ainsi du statut de “bénéficiaire passif” d’une aide à celui d’“usager éclairé et actif” d’une prestation de service, inscrit dans un ensemble de droits et de devoirs. Un des quatre axes majeurs, si ce n’est le principal, de cette nouvelle législation tenait à la réaffirmation de la place prépondérante de la personne accompagnée, et au renforcement des droits, au travers de sept dogmes imposés aux institutions.

Formalisation mécanique

Outil phare de cette évolution, le projet individualisé porte une idée noble : celle de considérer pleinement la personne aidée comme un sujet de droit. Si l’on ne peut nier cette avancée nécessaire de “désobjectalisation” de l’individu, au regard de certaines dérives d’abus et de toute-puissance des professionnels, l’application systématique et égalitaire de ces outils invite toutefois à la réflexion tant son manque d’appropriation encore prégnant la renvoie parfois à une simple mise en conformité juridique. Par manque de sens, la forme finit par prendre le pas sur le fond, à grand renfort de mots-valises vides d’intention, invalidant cette volonté même de transformer l’usager “objet d’aide” en acteur de sa propre vie.

Sauf que le projet, dans cette conception plus standardisée, s’apparente davantage à une prestation de service, propre à faire fuir la personne, qu’à un outil prompt à servir la relation. Reléguant l’aspect clinique, cette formalisation quelque peu mécanique crée une certaine désubjectivation de l’individu, là où paradoxalement la prise en compte de sa singularité devrait générer un mouvement inverse.

Or, dans une forme d’injonction tacite, le projet, par sa dimension centrale, est un outil qu’il s’agit de faire fonctionner ! Mais s’il vient à échouer… à qui revient la faute ? Au professionnel qui n’a pas su le mettre en œuvre ? A l’usager qui n’a pas su/pu s’en saisir ? La réponse se trouve avec évidence dans le rapport encore inégal des savoirs supposés, les logiques managériales de rentabilité instituant le professionnel en expert. Ce manque de sens du projet peut donc se retourner parfois contre la personne accompagnée, considérée comme incapable de s’inscrire dans une telle démarche, alors même que le dispositif n’est sans doute pas suffisamment adaptatif.

Focalisation dogmatique

Si l’intention première était d’éradiquer la maltraitance institutionnelle, en promulguant l’usager comme sujet, voici donc qu’il peut être tenu responsable de son échec, dans lequel les professionnels peuvent parfois l’inscrire de façon répétée, parce qu’ils ne tiendraient plus compte que de ces seuls objectifs. Cette focalisation quelque peu dogmatique semble plus destinée à apaiser les angoisses de travailleurs sociaux dans le doute de la relation éducative qu’à réellement favoriser l’évolution de la personne.

Ce “sacro-saint” projet pourrait-il n’être finalement qu’un symptôme de plus de cette mutation conceptuelle du travail social, où l’être humain ne deviendrait qu’une variable ajustable de plus face à la question économique ? De la sphère marchande libérale s’est en effet transposé le fantasme abscons de vouloir évaluer avec une précision d’orfèvre ce qui demeure pourtant peu rationalisable dans notre travail : cette fameuse mais pourtant obscure relation éducative. L’envie est ainsi forte de vouloir nous transformer en techniciens de la relation, dotés d’outils mesurables, et qu’on pourrait donc payer à l’acte, comme si chaque problème avait sa solution dans une forme de pensée magique consumériste.

Procédures d’évaluations interne et externe, grilles de cotations et d’observation émergent donc depuis plusieurs années avec l’idée de quantifier, mesurer, déterminer l’efficacité du travail commandé, l’intérêt de l’usager brandi en porte-étendard comme argument infaillible. Bien que cette évaluation soit indubitablement une nécessité éthique et économique, bien que le fait de penser notre action à travers des projets permette de rendre compte en partie de la qualité et de la nécessité de notre travail, dans le respect des aspirations de la personne, il faudrait prendre garde à ne pas se cacher non plus derrière ces outils, aptes à nous décentrer de la relation clinique.

La loi 2002-2, en garantissant le respect et la dignité de la personne accompagnée par un accès désormais facilité à son dossier administratif sur “simple” demande, a également amené une autre modification de nos pratiques. Bien que le parcours pour ce faire le soit nettement moins qu’en théorie – et que peu s’en saisissent par ailleurs –, cette possibilité énoncée a toutefois contraint les professionnels à repenser le contenu de leurs écrits, parfois rédigés sans ménagement, tant dans les mots employés que dans les analyses soumises aux prescripteurs.

Grand bien nous fasse, cette adaptation nécessaire a cependant également contribué à transformer le visage de l’accompagnement éducatif d’une autre façon. D’un métier de la relation et de la parole, cette profession se transforme inexorablement en métier de la procédure et de l’écrit. Plus soucieux de rendre compte, voire de se justifier d’un travail jugé encore obscur et incertain, l’intervenant social prend aujourd’hui un temps considérable dans la production d’écrits en tout genre, exercice délicat s’il en est, au demeurant, et tendant à l’éloigner de l’essence même de son travail. Dans une société de l’instantanéité, où nos pensées se couchent désormais sur le clavier de nos écrans tactiles aussi rapidement que nous les regrettons, le rapport à l’écriture reste pour autant quelque chose d’une évidence plus ou moins relative pour chaque professionnel que nous sommes.

Bien qu’une dynamique de standardisation des transcriptions professionnelles semble encouragée par nos hiérarchies, notamment quant au temps dévolu pour les réaliser, dans une logique de temporalité rationalisée à l’extrême et de lisibilité, force est de constater par exemple que les rapports adressés à nos prescripteurs, au-delà de s’accentuer inlassablement dans leur récurrence et leur quantité, revêtent des aspects bien divers. Du “post-it” éducatif au contenu purement factuel, étalé péniblement sur une double page, en passant par le roman clinique ultra-détaillé dont les envolées lyriques “Arial” notoires feraient passer Proust pour un stagiaire de première année, la pertinence éducative du propos se situe probablement dans un entre-deux complexe à évaluer.

Revers de la médaille

Parallèlement, les attentes formulées par ces mêmes prescripteurs laissent quelquefois perplexe. Dernier impératif en date sur le service de milieu ouvert qui m’emploie : il nous faut désormais notifier systématiquement dans nos rapports l’identité du médecin traitant des familles que nous accompagnons ainsi que la situation financière de ces dernières, sans autre forme d’explication. Bien qu’il ne puisse nullement être opposé de secret professionnel à l’autorité judiciaire qui nous mandate, les informations non pertinentes à l’évaluation de la situation du mineur n’ont pas à figurer sur les supports servant à la renseigner. Mais comment juger du caractère utile d’un élément de vie privée si ces divulgations d’information s’opèrent de façon automatisée, sans discernement ?

Alors que leur finalité doit toujours être interrogée à l’aune de l’intérêt des personnes concernées, cette question demeure : doit-on tout savoir de la vie des gens et faut-il tout en dire ? Au-delà du caractère illusoire de cette idée, vouloir tout connaître de l’intimité et de l’histoire des gens permet-il de mieux les accompagner ? Guidés par des démarches d’autoprotection et d’autojustification professionnelle, est-il pour autant judicieux de tout dévoiler de l’autre, sous prétexte d’une meilleure compréhension hypothétique, en délaissant toute posture réflexive éthique parce qu’il est convenu de se soumettre à l’autorité ? Si cette loi a indubitablement permis de reconsidérer autrement la place que nous accordions aux personnes considérées plus vulnérables, la formalisation des outils y afférents dans une approche purement techniciste et la recrudescence d’écrits de toute sorte pour justifier de cette prise en compte du sujet tendent aussi à desservir paradoxalement la qualité relationnelle recherchée. »

Contact : camille.hamel@gmail.com

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